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Lire la première partie de l’histoire.

Les Coulisses du Trekking de Masse

Lobuche : on a de la « chance », on a réussi à trouver une chambre… dans l’hôtel le plus moche du village le plus moche du trek, une cage à poules dont le personnel semble être en compétition pour la médaille de celui qui tire le plus la gueule dans la vallée — la médaille d’or sera décernée au village suivant, Gorak Shep. Pour passer le temps, on s’en va marchouiller le long de la moraine sous le vrombissement des hélicoptères qui décollent et atterrissent à quelques mètres de nous toutes les dix minutes, déposant touristes et équipements. On tombe alors sur une autre décharge à ciel ouvert. Deux jeunes filles et un homme aux mains et au sourire énormes, comme suspendus à son tout petit corps, sont en train d’y faire cramer les déchets du lodge où ils travaillent pour 250€ par mois. Venus d’une vallée voisine, ils complémentent ainsi les faibles revenus agricoles de leurs familles. Côté porteurs, ces hommes qui trimballent officiellement des charges de 35kg — souvent plus car la loi n’est pas toujours respectée — l’Everest, ça n’est pas la joie non plus : « On utilise presque tout notre salaire pour la nourriture et le logement. Le seul argent qu’on gagne c’est les pourboires. On est parfois même obligés d’aller dormir dans le village voisin car il n’y a plus de place dans la maison des porteurs. »

Quelques bouteilles en plastique et sachets de biscuits plus loin, toujours bercés par le son des hélicos, on rejoint Gorak Shep — alias Gorak Shit. Un trou à rats dont les hôtels en sous-nombres nourrissent puis vomissent des armées d’humains plus ou moins aptes à se trouver à une telle altitude. C’est qu’ici on est juste à côté du but ultime d’une majorité de touristes dont certains pourront enfin se vanter : « J’ai fait le camp de base de l’Everest ! » Bon, il faut que j’arrête d’être mauvaise langue. Y’a des trucs bien aussi. Dès qu’on s’écarte un peu de ce trou, le paysage est grandiose. Juste à côté de nous se déploie dans toute son immensité le Khumbu, glacier qui prend naissance sur le mont Sagarmatha. Au dessus du glacier s’élève une rangée de pics dantesques recouverts d’autres glaciers aux formes tantôt chaotiques, tantôt géométriques. De l’autre côté, le mont Pumori, avec sa forme arrondie et réconfortante, vient s’opposer aux lignes saillantes du Nuptse et de la chaîne qui le précède. Passée l’heure de l’apéro, une fois que tout le monde est rentré au chaud, les cimes dorées se mêlent aux vagues successives de nuages, de plus en plus épaisses, jusqu’à ce qu’elles engouffrent le paysage tout entier. C’est un spectacle privilégié auquel j’assiste, presque seul.

Le Camp de Base de l’Everest (EBC)

Le camp de base de l’Everest est un lieu improbable. À même le glacier, ce qui a commencé comme un petit camp de tentes spartiates nécessaire à l’ascension de la plus haute montagne du monde s’est transformé en un village de tentes confortables pour touristes fortunés. Spas, cafés — avec une véritable machine à espresso ! —, bonne bouffe… le camp est alimenté par une autoroute d’hélicoptères déposant clients et nourriture fraîche. Des centaines de Népalais y travaillent et s’y retrouvent d’une année à l’autre. Des guides, des porteurs, mais aussi des cuistots et des aides pour aller chercher l’eau, ramener les bidons bleus remplis de merde à l’aéroport, installer les camps à grands coups de barre de fer sur la glace, construire les chemins et les autels de prière pour les bénédictions, etc. Et bien sûr, les fameux « Ice Doctors » qui installent les cordes et préparent le chemin jusqu’au camp 2 de l’Everest, avec qui je passe un chouette moment à discuter des problématiques de la région. Qui dit Népalais, dit bonne humeur, alors je n’hésite pas à y retourner à plusieurs reprises afin d’y photographier la vie. J’aurais même la chance d’y passer une nuit. Ici on trouve une autre variété de touristes et, même si je n’approuve pas cette débauche de moyens et arrive sur les lieux avec un énorme à-priori, j’y fait de chouettes rencontres — mais pas que — et tombe même sur un des porteurs que j’avais suivi durant plusieurs jours sur le trek du Makalu il y a six ans. Si seulement je n’avais pas eu à écrire cette phrase dans mon carnet : « HÉLICOS, HÉLICOS, HÉLICOS !!!! J’EN PEUX PLUS !!! »

Kongma La, le Dernier des Trois Cols

Après ces quelques jours au pied de la bistouquette du monde, il est temps de reprendre la route en direction du troisième et dernier col, le Kongma La. Je vais mettre immédiatement fin à tout suspense. Bien qu’il soit souvent ignoré, c’est pour moi le plus chouette des trois cols, même si j’en chie pour l’atteindre — alors qu’Umesh le considère comme « le plus facile des trois ». La descente nous offre des vues spectaculaires sur l’Ama Dablam qui nous font oublier de regarder où on met les pieds. Un accueil chaleureux à Chhukung vient combler cette journée venteuse alors qu’une fine neige se met à tomber. On passe la soirée à — enfin ! — papoter avec les proprios du lodge autour d’un poêle généreux. Il nous dévoile, fier comme un gosse, ses collections de pierres précieuses récoltées dans les environs et de devises étrangères à laquelle je contribue avec quelques pièces de monnaie iranienne qui traînaient encore dans mon portefeuille.

Ama Dablam — La Reine du Solukhumbu

Sur le chemin du retour, une petite pause caca s’impose. Umesh vient me voir, dépité : « C’est des chiottes traditionnelles, je peux pas faire là dedans ! » J’éclate de rire et me moque de lui : « Oh! C’est qui le touriste ? » Vu le nombre d’hôtels dans le village, on a dû tomber sur le seul boui-boui local des alentours. Avant de quitter la vallée, on enchaîne avec un dernier side-trek vers le camp de base de l’Ama Dablam. La veille il a de nouveau neigé et le sol est recouvert d’un tapis blanc. Je suis épuisé, j’ai mal à la gorge et avance difficilement. La montée n’est pas particulièrement difficile mais mon corps en a décidé autrement. En chemin, je souhaite bon courage à un porteur avec une charge surdimensionnée qui déborde de tous côtés, ça me redonne quelques forces. Et puis, en haut de la montée, l’Ama Dablam, pyramide rocheuse taillée des mains d’orfèvre de je ne sais quel dieu, recouverte en son sommet de glace cisaillée par des vents acharnés, s’impose. On ne peut que contempler sa grandeur et ses formes parfaites. Ce side-trek ne faisant pas partie des « packages » proposés par les agences de trek, seuls quelques alpinistes — dont deux Russes sympathiques qui ne dérogent pas à leur réputation de buveurs — et une poignée de touristes de passage se partagent les lieux. Malgré tout il faut évidemment qu’il y ait LE relou avec son enceinte bluetooth pour danser en se faisant filmer pour une vidéo TikTok.

Entre Trekkers & Crottes de Mules

Descente après descente, le sourire au coin des lèvres, on savoure, non sans une once de sadisme, les regards désespérés des touristes qui en chient sur la montée. On aimerait bien leur dire qu’ils sont bientôt arrivés, que ça va aller, mais ce serait mentir. Alors on ne dit rien. Umesh, d’habitude souriant et calme, manque de peu de s’énerver alors qu’un groupe de cinq personnes prend toute la largeur du chemin et lui rentre dedans sans même s’excuser. Lui aussi en a marre de cette masse grouillante. Il est temps de s’en aller. On chemine de nouveau sur le « donkey trail », cette fois-ci dans le mauvais sens, pataugeant dans la boue et la merde des centaines de mules qui le traversent quotidiennement pour alimenter les villages en gaz et en bouffe, provenant pour la plupart de l’aéroport de Lukla où l’on passe la nuit. J’ai le curieux désir d’aller y voir le fameux aéroport où les avions semblent se jeter dans le vide tellement la piste est courte et raide.

Oh Non ! Je vais mouriiiir !

Avant de reprendre la route, il nous faut traverser une dernière épreuve à quelques mètres de la « gare routière » où se trouvent les Jeeps, Tham Dada, où une nouvelle route est en cours de construction. Le chemin disparaît pour laisser place à une fine trace sur un terrain instable constitué de sable et de pierres qui s’effritent avant de tomber dans le vide. Des chemins pourris j’en ai vu quelques uns mais celui-là fait partie des plus effrayants, même s’il est court. Pas le droit à la moindre erreur sinon ciao. Umesh, jeune et fourbe, n’hésite pas une seconde. Moi, avec mon gros sac qui me déstabilise, j’appréhende un peu : « Je crois que je vais prendre l’autre chemin, tant pis si c’est plus long. Avec ce sac sur le dos je le sens pas. » Umesh me propose de venir le chercher, mais c’est hors de question. Je ne veux pas avoir à annoncer à ses parents qu’il a glissé et est tombé. Alors au dessus de moi, il récupère un bout de corde qu’un villageois lui tend : « Accroche ton sac, je le tire. » Sous leur regard inquiet je m’élance sur le chemin de funambule. Pas après pas, le regard fixé sur le chemin, j’avance d’une prudence extrême. Jamais je ne jette un œil à ma droite de peur d’être aspiré. S’ensuit une dernière grimpette sur un tas de graviers qui s’effondre un peu plus à chaque pas que je fais, cette fois-ci à toute vitesse pour ne pas laisser le temps à mon esprit de réfléchir. Arrivé en haut, j’ai la bouche sèche et le cœur qui bat. Une drôle de fin de trek. Des Népalais arrivent dans l’autre sens. On les prévient du danger. C’est encore plus casse-gueule dans leur sens. Le premier regarde vite fait et fonce. Outch! Je n’ose pas regarder. Le second accepte qu’on l’ « assure » : il tient d’une main le bout de ficelle qu’un autre Népalais lui tend et avance tout doucement. Il arrive aussi sain et sauf.

Postface

Depuis, Umesh a suivi une formation pour devenir guide. Il y a quelques jours, il a obtenu son permis. Il n’attend plus qu’une chose : partir à la montagne avec ses premiers clients. Bientôt, bientôt bhai1 !

  1. « Petit frère » en Népalais ↩︎

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