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Derrière la butte d’herbes sèches, une vue panoramique sur les montagnes enneigées de l’Altaï. En contrebas, une étable déserte, un tas de fourrage et une petite maison de bois carrée, bien rustique comme il faut. Le vent souffle fort, le froid me mord les os. Je n’ai pas encore eu le temps de m’habituer aux températures négatives et mes vêtements d’automne ne suffisent plus. Vite, je sors du UAZ de Karbai, mon chauffeur, un gros Kazakh bien jovial comme je les aime, béret vissé sur la tête, qui répète sans cesse « one, two, … » ou « it’s ok ? » pour s’assurer que tout roule, comme le premier jour quand il est revenu du supermarché avec deux canettes de bière, le sourire jusqu’aux oreilles. En route on était déjà tombés en panne à peine une heure après être partis. On n’imaginait encore pas que ces deux canettes viendraient nous réconforter lorsqu’un des pneus du UAZ eut l’excellente idée d’aller se faire enfiler par un clou…

J’entre par la porte de bois recouverte d’un morceau de tapis de laine usé. Ça grince. Je suis submergé par une vague de chaleur réconfortante. L’intérieur est sombre, éclairé par une fenêtre cassée recouverte de plastique — qu’est-ce que j’aime ces lumières ! Au sol, une peau de chèvre, fourrure contre le sol poussiéreux, sur laquelle repose un tas de tripes et un autre de viande. Une vision banale dans ces maisons de bergers kazakhs, mais qui me remue à chaque fois l’estomac. J’imagine cette petite bête toute mignonne qui devait gambader dans la steppe avec ses potes il y a quelques heures, et puis pouf ! le petit être kawaï est devenu viande. Tchokeu, la maîtresse de maison, joues rougies par le froid et yeux verts, me gratifie d’un grand sourire qui semble être en contradiction avec ses gestes, alors en train de frotter la tête et les pattes de la bête inanimée avec une éponge en acier dans une petite bassine d’inox à l’eau noire. Les deux minots sont plus méfiants. Ici, ils sont d’une timidité redoutable. Malgré des années d’expérience à faire le con pour les faire marrer, j’ai l’impression de me retrouver à faire mes bruits de bouche et mes grimaces face à un mur. Assis dans un coin, près du poêle, à distance respectable, les rejetons me dévisagent de leurs yeux brillants qui clignent à peine. Longtemps. Scrupuleusement. Il faut une bonne heure avant de commencer à voir poindre un rictus d’amusement sur leurs bouilles rondelettes, après que le plus jeune d’entre eux s’est réfugié contre sa mère, en pleurs.

La préparation du repas dure toute la journée. L’odeur des tripes en train de bouillir envahit la pièce et ne la quittera pas. Je me demande comment je vais pouvoir esquiver. Dois-je simuler un soudain mal de ventre ? Expliquer qu’il m’est impossible d’avaler ça ? Je pèse les solutions qui s’offrent à moi… Je veux bien passer d’un régime quasi-végétarien à un régime carné, c’est un peu le pays de la barbaque ici, je m’adapte, mais faut pas pousser mémé dans les orties. Les tripes, je peux pas ! La nuit approche, on allume la lumière. Dans toutes les maisons de la région, c’est cette même LED à trois branches, qui génère une lumière forte, dure, affreuse, alimentée par une batterie de voiture chargée par un vieux panneau solaire. La famille et les amis commencent à arriver. À chaque entrée, un courant d’air froid parcourt la maison. Chez les Kazakhs, la tradition veut qu’on serve du thé salé au lait en quantités astronomiques, à tel point que je n’ai jamais vu l’un d’eux boire de l’eau. Sur la table, les friandises habituelles abondent. On y trouve du qurt (prononcer korrrrt en roulant bien les R), un fromage tellement dur qu’on se casserait presque les dents à le croquer; de l’irimshik, un autre fromage plus tendre avec une texture de biscuit mou et qui, selon Karbai, fait péter; du beurre; de la crème épaisse; des bauirsak, petits beignets plus ou moins croquants suivant leur fraîcheur; des sucres à tremper dans le thé avant de les laisser fondre sur la langue, des bonbons, des biscuits, etc. Ces mises en bouche servent de petit-déjeuner, d’apéro, et sont grignotées tout au long de la journée, aussi bien par la famille que par les gens de passage, nombreux: les Kazakhs sont des gens sociaux. Ici, on entre chez les autres comme chez soi. On s’installe sur le banc ou sur un tabouret, puis on attend que la maîtresse de maison nous serve un premier bol de thé avant de taper dans le stock de nourriture présent sur la table. Une fois le bol englouti, qu’il s’agisse du premier ou du dixième, il ne reste jamais vide plus de quelques secondes. La maîtresse de maison ou une des personnes autour de la table ne tolèrerait pas une telle impolitesse et le remplirait aussitôt — ou ferait signe à la maîtresse de maison de le faire. J’apprends rapidement le mot « toydem », « j’ai plus faim », que je prononce en posant ma main sur le ventre. Ça a le mérite de les faire rire et de m’éviter l’explosion.

L’heure redoutée du repas arrive. On m’invite à venir me laver les mains à l’aide d’une carafe d’eau qu’un jeune verse sur nos doigts noircis. Les convives de tout âge s’installent autour de la table. Le beshbarmak, plat traditionnel kazakh, est disposé au milieu. Son nom signifie « cinq doigts » et les nécessite pour être consommé sans en foutre de partout. Une rapide prière en Arabe, on se passe les mains devant le visage, puis le festin peut commencer. Deux hommes saisissent les tripes et les découpent à l’aide de gros couteaux, se servant au passage pendant que les convives affamés se saisissent des morceaux jetés dans le plat, alternant entre foie, intestins, <insère_ton_boyau_préféré>, et morceaux de pâte collante qui constitue la base du repas. Si jamais le morceau saisi ne convient pas, on peut le laisser sur place ou le balancer vers le voisin pour en choisir un meilleur, pas de chichi. Tout a cuit dans les tripes, mais je suis chanceux. Parmi les morceaux aux formes lovecraftiennes il y a aussi de la bonne viande fraîche. Je la joue fine et zieute les petits bouts de chair qui traînent entre les boyaux, les mâche et les re-mâche pour faire durer: quand tu n’es pas en train de manger ou de saisir de la nourriture, il y a toujours quelqu’un pour te le faire remarquer et t’inciter gentiment à « te faire plaisir ».

Vient le moment d’attaquer la tête de chèvre. Le boucher au fin doigté m’en tend un bout, tout content de m’en faire l’honneur. Un tel sourire signifie que je n’ai pas le choix. En toute honnêteté, c’est pas dégueu, mais la texture ne m’incite pas à revivre l’expérience. Rapidement la tête devient crâne. On y enfonce les couteaux allègrement pour en extraire les yeux, juteux, puis la cervelle, sorte de pâte gluante. Mon regard gêné suffit à leur faire comprendre que je ne suis pas tenté, mais ils m’en proposent quand même un bout, en rigolant — ah la la ces touristes, qu’est-ce qu’ils sont délicats… Le repas n’a duré que quelques minutes, intenses. Les os éparpillés autour du plat forment un cercle. J’ai l’impression d’avoir assisté au festin d’une meute de loups dévorant leur proie. Maintenant repues, les bêtes sauvages redeviennent des Bisounours. On ouvre une première bouteille de vodka, puis une deuxième. Demain c’est le grand jour de la migration d’automne, ça se fête. Il y a seulement deux « shooters » dans la maison, alors on forme des couples de drinking buddies et les bouteilles tombent en quelques minutes. J’adore leur étonnement et leurs rires à chaque fois que je descend mon — double ? — shooter, alors qu’ils semblent s’y attaquer plus timidement — haha! c’est qui le touriste délicat maintenant ? Pour faire passer le goût, une gorgée de thé au lait ou un sucre font l’affaire. Après quelques verres on se comprend bien mieux même si on a toujours la même poignée de mots à s’échanger. L’alcool commence à peine à faire son effet que la soirée s’achève et tout le monde se lève pour rentrer chez soi. Quoi ? Déjà ? Tristesse. Ils ont une drôle de façon de faire la fête… On sort les fins matelas qu’on installe sur le sol, quelques couettes, puis on s’enfouit pour une nuit froide et courte.

La position d’invité est privilégiée. Le matin, quand il fait -1000°C, je n’ai pas à aller allumer le feu. Je suis réveillé par un bruit… ou bien est-ce la lumière ? Je jette un oeil autour de moi. Les lits sont toujours bombés, les autres ronflent encore, je peux me rendormir. Je me réveille une deuxième fois vers 5h30. On me fait signe que ce n’est pas encore mon heure. Cool. 6h00, mon réveil sonne. Cette fois-ci c’est la bonne. La table du petit-dej est installée avec du thé bien chaud et la famille s’active à charger l’arrière de l’énorme camion soviétique — qui a dû en voir des migrations — avec tous les biens qu’elle possède. Je leur file un coup de main puis je rejoins Nauka, 25 ans, et Koghul, 18 ans, avec le troupeau. Cette fois, je porte le del — tunique de laine mongole — d’hiver de mon pote Oko, rencontré il y a dix ans chez les Tsaatans. Je préfère crever de chaud que de froid. Cette nuit il a neigé. La steppe dorée a été recouverte d’une fine couche de blanc, créant des nuances de couleur du plus bel effet avec le soleil levant. Au loin, les sommets sont assez recouverts de neige pour qu’elle tienne jusqu’à l’été prochain. L’hiver commence à chatouiller les pâturages d’automne, il est temps pour les familles d’entamer leur migration et on n’est pas les seuls sur la route. Nauka et Koghul alternent entre le cheval et la moto pour rabattre et faire avancer les bestiaux, n’hésitant pas à faire toutes sortes de bruits et à klaxonner comme des malades. Moi j’avance principalement à pieds. La marche apporte une lenteur appréciable à cette transhumance. Le bruit des sabots des vaches sur le sol durci, les bêlements des chevreaux qui recherchent leur mère, le son du vent glacial qui caresse les vallées, les pets des chevaux… Tous ces petits détails ne peuvent être perçus qu’en prenant le temps et en s’éloignant des moteurs. Mais après plusieurs heures il n’est pas désagréable de se faire porter à moto à la maison la plus proche pour aller boire du thé brûlant et grignoter un morceau. Après avoir évité de justesse que le troupeau se mélange avec un autre et avoir joué à la police de la route pour faire passer le troupeau sur un pont, on croise le camion de la famille, chargé à bloc, débordant de fourrage. On avait oublié un mouton. Il a été attaché sur le haut du tas et on nous le fait descendre avant de se séparer de nouveau.

Les jeunes Kazakhs semblent avoir une vision ambivalente de cette tradition. Ils prennent du plaisir à participer aux migrations qui a lieu entre deux et quatre fois par an. Mais pour eux il est hors de question de devenir berger. Nouka, par exemple, a étudié les affaires à Oulan-Bator et est aujourd’hui à son compte et vend du charbon aux villageois pour le chauffage. Koghul, quant à lui, est toujours étudiant et souhaite devenir architecte. Il me semble que seuls les jeunes qui n’ont aujourd’hui pas accès à l’éducation continueront sur les pas de leurs ancêtres. La nuit approche, Nauka m’embarque sur sa moto. Je me dis que c’est de nouveau pour aller boire du thé, mais cette fois-ci il me dépose à la maison de la famille chez laquelle nous allons passer la nuit. J’apprécie le geste, même si je suis un peu frustré d’être à nouveau privilégié, au chaud, alors qu’ils se les gèlent à ramener les animaux. Avant de repartir, il remplit une vieille bouteille de soda de thé au lait pour Koghul qui l’engouffrera en quelques minutes. Les Kazakhs ont des estomacs et des vessies surdimensionnés, je ne vois pas d’autre explication à cette capacité à avaler de telles quantités de thé. Quand je demande à Nauka combien de bols il avale le matin, il me répond : « oh, peut-être dix ? »

La journée qui suit s’annonce sous le même format. Marcher, klaxonner, gueuler et lancer des cailloux pour regrouper un troupeau qui s’étale au rythme des ouvertures de la vallée, et… boire du thé. Cette fois, on s’arrête dans une yourte mongole. Les Mongols d’ethnie Touva côtoient la majorité kazakhe dans ces vallées. Un homme est en train de traîter ses moutons contre les tiques. Comme toujours, il me demande si je suis marié et si j’ai des enfants. Ici, les familles de quatre enfants ou plus sont la norme. Les gens ont du mal à comprendre que nous autres occidentaux puissions ne pas en vouloir/avoir et prennent des airs attristés quand ils l’apprennent. Alors quand je lui explique il me fait explicitement comprendre en plaçant ses mains et en agitant ses hanches qu’il faudrait que je nique un peu plus, dans un grand rire partagé. Le neige se met de nouveau à tomber. On surplombe une rivière avec un panorama sur la vallée plate qui s’étire tout autour. Quelques conifères penchés suggèrent que le vent qui nous bassine depuis plusieurs jours n’est pas une exception. Le spectacle de Nauka et Koghul se démenant pour garder la cohérence du troupeau prend une allure épique. Ambiance western hivernal avec des moutons à la place des vaches — bon, OK, y’a aussi la moto qui fait un peu tâche…

Le ciel reste gris et le sol dont la neige a été soufflée se couvre de nouveau de blanc. Les montagnes baignées dans la brume prennent des allures de calligraphie asiatique. Le troupeau forme des lignes chaotiques et m’apparait comme un flux brunâtre qui se répand, lentement, sur le tapis blanchi de la vallée aplatie, avec un fond sonore de bêlements épars. C’est la fin de la journée, on est fatigués, on se lâche. On se met à gueuler et à faire toutes sortes de bruits pour pousser le troupeau qui, lui aussi, commence à traîner. Ça réchauffe et c’est drôle. « La maison d’hiver se trouve de l’autre côté du col » m’annonce Nauka. C’est pas tout à côté, surtout avec le troupeau. Mais comme la veille, la nuit tombant, il m’embarque en direction de la maison. Le temps d’en être conscient, il est déjà trop tard pour faire marche arrière. Il arrête sa moto. Il fait nuit et la pente est trop raide pour être à deux dessus. Il me fait comprendre qu’il va me tracer le chemin et que je dois le suivre à pied. Ça monte et je transpire dans mon del d’hiver. Arrivé en haut du col, Bukhai, le père de famille, m’attend avec sa moto. Il descend à toute allure sur la neige, à la lumière jaune du phare, jusqu’à la maison d’hiver. Je serre les fesses, imaginant la moto glisser à tout moment. Saloperies de deux-roues, j’aime pas ça ! Ça ne fait que deux jours qu’on ne s’est pas vus, mais j’éprouve une grande joie à retrouver la petite famille dans cette maison perdue au milieu de nulle part et la joie est partagée. Au moment de se séparer, en plus des grands sourires, on me remplit les poches de qurt.

Il est temps de rentrer au village. Je monte sur la moto avec Nauka et Koghul. Serrés les uns contre les autres aide à lutter contre le froid. Sur une moto, la chaleur s’échappe à mesure que l’on prend de la vitesse, et là c’est que de la descente. La lune est pleine et diffuse sa lumière sur le sol enneigé et les montagnes qui nous entourent. J’ai l’impression de flotter dans un paysage onirique et un sentiment de plénitude me comble, à tel point que j’en oublie le froid. Je suis venu ici pour retrouver un peu d’aventure, d’excitation, et bien qu’elle fût de courte durée, je viens de vivre une de mes meilleures expériences de voyage. Rakhmet ! — Merci !

4 Comments

  • Bieuzrnt dit :

    Merci pour ce fabuleux récit captivant pour une française devant son téléphone…au chaud et a mille lieux de ce pays qui nous paraît irréel…par sa vie ses traditions et sa nourriture 🥵😅😅..bonne continuation et continuer vos récits afin de nous faire rêver 🥰🥰

  • Céline dit :

    Les photos chargées de chaudes couleurs malgré le froid, d’émotions, éveillent nos sens, accompagnées d’un récit d’une grande richesse et parsemé d’humour, on a l’impression d’y être ! 🥰
    Les détails gastronomiques m’ont ouvert l’appétit ! 😄

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