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Enfoui dans mon del1 d’hiver sous deux peaux de mouton, les pieds au chaud dans des bottes fourrées made in Mongolia, je grimpe sur la caillasse instable et serpente entre les névés pour rejoindre les trois chasseurs à cheval, tout en haut de la colline. Assis sur les roches acérées, Bakhbergen, Nuraï et Kourmanbaï observent, leurs aigles royaux posés sur l’avant bras, prêts à décoller au moindre signal. Pendant ce temps Bekhen, le père de Bakhbergen, le plus expérimenté, tente de dénicher des renards ou des lapins en contrebas en sifflant, en criant, en lançant des cailloux. D’ici, on surplombe la vallée encore enfouie dans l’ombre verglacée d’un soleil paresseux. Le vent refroidit rapidement mon corps recouvert de sueur. L’attente est interminable mais les aigles, les yeux recouverts par un masque de cuir fait main évitant qu’ils ne soient tentés de s’envoler à la moindre occasion, restent calmes. Il n’y a rien dans les parages, on décampe. Bekhen, 63 ans, lui aussi à pied, a une forme d’enfer. Je n’arrive pas à suivre la cadence et traîne lamentablement derrière la troupe de chasseurs, fiers rescapés d’une culture qui ne subsiste désormais que dans quelques villages — bien que sujette à un regain d’intérêt depuis quelques années.

La chasse à l’aigle est une pratique lente, contemplative. On traverse un désert de roches gelées recouvertes de neige, une colline après l’autre, soufflés par le vent qui balaie constamment la vallée. Chaque point de vue est l’occasion de s’asseoir un moment, d’observer, de rechercher le petit point roux ou blanc qui va s’agiter au loin. Bekhen se démène dans tous les sens comme si sa vie en dépendait — en vain. J’ai bien l’impression que pour aujourd’hui c’est foutu, et dans un sens ce n’est pas plus mal car je commence sérieusement à me les geler. Bakhbergen m’annonce de sa voix suave qu’on va aller se réchauffer chez une de ses tantes « pas loin d’ici, de l’autre côté de la colline ». Je le perds rapidement de vue et me retrouve seul à suivre tant bien que mal les traces laissées par les chevaux sur la fine couche de neige gelée alors que des ampoules se forment dans les trous de mes chaussettes chinoises.

De loin, je vois Bakhbergen se précipiter vers moi : « fox! fox! » Il pousse son cheval à avancer le plus vite possible le long du dévers et je cours dans le pierrier comme un dératé avec mon appareil photo qui pendouille et rebondit contre mes côtes pour rejoindre les chasseurs. Courir avec un del n’est pas idéal. Les kilos de laine rendent chacun de mes pas plus lourds et la longueur de la tunique entrave mes enjambées. J’arrive sur place essoufflé. Les deux aigles royaux tiennent fermement un renard roux de leurs serres, mélange diabolique de courbes et de pointes. Des armes redoutables. Est-il mort ? Non, il lutte encore vaillamment pour sa vie mais ses chances sont infimes. Bekhen lui tient la gueule fermée pour qu’il ne s’en prenne pas aux aigles. Il a déjà arraché une serre à l’un d’entre eux, l’os est à vif. Les chasseurs se démènent pour tenter de relâcher l’emprise des rapaces mais les aigles ont faim et sont excités par leur prise. Ils donnent des coups de becs au renard comme s’il n’était déjà plus qu’un tas de viande et, au plus près de l’action, je me prends régulièrement des coups d’ailes dans la tronche. La scène est électrique. Il ne faut surtout pas que les aigles endommagent la fourrure du renard. Avec leurs gants de cuir les chasseurs tentent de saisir les serres et de les défaire méthodiquement, l’une après l’autre, en tendant des bouts de viande pour apaiser l’appétit féroce des carnassiers, puis Bekhen reprend le combat contre le renard. Il l’attrape à la gorge et lui enfonce un bâton dans la gueule. Va-t-il l’achever ainsi ? La scène est brutale et heurte ma sensibilité aseptisée de citadin. Intérieurement j’espère que le renard va s’en sortir mais son destin est scellé. Il le saisit par les pattes arrière, préalablement attachées, puis le fait tourner dans un cercle parfait avant de frapper son crâne contre les roches de toutes ses forces : « POC ! » Aucune souffrance inutile, le but est une mort rapide. Je détourne le regard. Un deuxième vol-plané : « POC ! » Cette fois il est mort (?) Un dernier coup de caillasse sur le crâne : on n’est jamais trop sûr… Ça y est, c’est terminé. La bête qui se démenait comme un démon a désormais le regard fixé vers l’infini et les cornées souillées par la poussière. Bekhen me tend la carcasse : « il est pour toi ! » J’ai du mal à le regarder dans les yeux, je me sens responsable de sa mort. On lui coupe les pattes avant : « une pour chaque chasseur » m’explique Bakhbergen. Ils les rangent précieusement dans leurs petites pochettes aux motifs kazakhs, replacent le casque de cuir sur la tête de leurs aigles et montent à cheval en direction du petit hameau à quelques dizaines de mètres, contents de leur prise. Là nous attendent un poêle bien chaud et des litres de thé au lait brûlant que l’on engloutit en compagnie des aigles, dans le salon.

Dans notre civilisation occidentale sous cellophane on a vite tendance à oublier à quel point la vie et la mort sont liées, un couple immuable dont les entraves ne peuvent être rompues. Sans l’une, l’autre n’existerait pas. Chez les Kazakhs de l’Ouest de la Mongolie cette relation n’est un tabou pour personne : pour vivre il faut tuer, et ça tout le monde le comprend bien dès le plus jeune âge. Le climat y est tel que sans viande aucune culture n’aurait pu s’y développer. Alors, une fois l’hiver venu, le balai infernal des camions transportant moutons, chèvres, vaches et chevaux qui rempliront les garde-manger paraît interminable. À cette période de l’année, à la ville comme à la campagne, chaque famille abat une dizaine de moutons et de chèvres, une vache et un cheval. Il n’est donc pas rare de sortir d’une maison et de se retrouver face à face avec un mouton en train de se faire égorger ou d’entrer pendant que les femmes sont occupées à nettoyer des tripes dans la joie et la bonne humeur. Moi qui ai toujours tenté de m’éclipser lorsque l’odeur de la mort devenait trop prégnante, je n’ai d’autre choix que d’y faire face.

Aujourd’hui Bekhen a prévu d’abattre huit moutons et chèvres. Connaissant mon aversion il se fait un malin plaisir à me taquiner : « me, sheep champion! », puis il imite le geste d’un couteau allant et venant sous sa gorge en émettant des gargouillis avant d’éclater de rire. Or, ici, quand on a une blague, on aime la répéter ad vitam æternam; j’y aurai droit tous les jours, plusieurs fois par jour. Une fois dehors, il saisit un premier mouton par les cornes et l’amène vers la petite maisonnette de bois qui sert de boucherie/garde-manger. La bête se démène à peine, c’est comme si elle avait déjà accepté de mourir. Il récite une prière en la maintenant contre lui puis la retourne, entre dans la pièce, la pose au sol et lui attache les pattes. Elle ne se débat même plus. Il lui tranche la gorge délicatement tout en lui maintenant la tête. Le sang s’écoule au rythme des battements de cœur dans une petite bassine en inox et la vie quitte son regard dans une transition subtile — les ovins, même vivants, ont le regard vide… En l’espace d’une minute l’animal se transforme en viande. Il lui retire la tête puis sépare la peau de la chair encore fumante avant de suspendre le corps sur un crochet qui lui permet de découper les différents morceaux qui sont ensuite salés puis suspendus pour sécher. Pendant ce temps Saolé, sa femme, avec son habituel regard maternel et son sourire empli de tendresse, vide et nettoie les tripes de l’animal en s’amusant du fait que je la photographie. Ce qui est pour moi un spectacle inhabituel et malaisant est, pour eux, tout à fait naturel. Ils l’ont vu étant gamins et reproduisent désormais chaque année le même rituel. Une fois que le premier mouton a été découpé, Bekhen part chercher le suivant, puis un autre… Le ballet morbide dure tout l’après-midi, des voisins viennent donner un coup de main, c’est presque un évènement social… Des huit bêtes, ils en auront abattu et préparé cinq. Un travail de titan. J’en ai le cœur retourné et les têtes des défunts animaux qui trônent dans une bassine à l’entrée du salon en attendant d’être préparées sont là pour me rappeler qu’un jour aussi ce sera mon tour. Memento mori. À quarante ans, il est peut-être temps que je m’endurcisse un peu.

La mort, d’ailleurs, ne passe pas non plus loin des Hommes. Durant une journée particulièrement froide, je me rends à cheval avec Bakhbergen chez un voisin. Il a besoin d’un coup de main pour faire monter un cheval dans sa camionnette afin de l’emmener au village pour l’abattre. Là bas, il y a déjà Bekhen, un des frères de Bakhbergen et d’autres hommes. La volonté de vivre et l’intelligence des chevaux, surtout des chevaux de Mongolie, encore à moitié sauvages, est incomparable à celle des ovins. Ils sont prêts à en découdre pour conserver leur droit à la vie. On se dirige vers l’enclos. Les équidés sont agités. Ils sentent que quelque chose se trame. Cinq hommes entrent dans l’enclos armés d’un lasso. La tension monte, l’opération est risquée et tout le monde le sait. La première tentative est un échec. À peine le cheval est-il touché par la corde qu’il se met à courir comme un dératé, suivi par les autres. L’enclos est étriqué et il faut vite réagir pour ne pas se faire piétiner. Après plusieurs tentatives timides, le lasso se glisse autour du cou d’un cheval. Il panique. Les hommes, tous accrochés à la corde, penchés en arrière, tirent de toutes leurs forces, tentent de maîtriser l’animal, mais leur force brute ne peut rivaliser. Ils placent la corde contre un tronc disposé au centre de l’enclos pour former un angle, puis contre un second, afin de réduire la traction de l’animal. L’un des troncs s’affaisse, ils perdent le contrôle et le cheval redevient maître de la situation. Le frère de Bekhen tombe. La scène défile au ralenti. Il tente de se relever pour éviter le cheval qui court vers lui mais il se prend deux coups de sabot arrière dans le visage et s’effondre, assommé. Les autres lâchent la corde et courent à son secours. Il faut le faire sortir de l’enclos au plus vite. Il se tient le visage et gémit de douleur. Encore sonné, il n’arrive pas à se tenir debout. Bekhen, son père, lui tient compagnie le temps qu’il reprenne ses esprits. Les autres retournent en chasse. En bon occidental, je tente de faire comprendre à Bakhbergen qu’il faut l’emmener tout de suite à l’hôpital, que c’est peut-être très grave. Il me fait signe qu’il comprend mais ici les priorités sont différentes. Ce n’est qu’une fois le cheval attaché à l’arrière de la camionnette, un bon quart d’heure plus tard, que je peux me faire entendre. « OK. Ils vont descendre au village et l’amener à l’hôpital » me dit-il d’un ton neutre, presque indifférent. Je ne sais pas s’il me dit ça pour me faire plaisir ou s’ils l’ont vraiment fait mais, lorsque je prends des nouvelles le lendemain, le frérot va bien, c’est le principal. Ils me remercient chaleureusement d’avoir demandé : « rakhmet, rakhmet » — « merci, merci. »

Je suis physiquement et mentalement lessivé. Mon corps me lâche progressivement. Fatigue, chiasse, toux, plus envie de ne rien faire d’autre que de rester près du feu et de jouer de la dombra, la guitare kazakhe à deux cordes… Je connais cette sensation, ce n’est pas la première fois que ça m’arrive. Alors je pousse encore un peu ma carcasse fébrile sachant que bientôt je retrouverai la civilisation et son confort où elle pourra se ressourcer. C’est qu’aujourd’hui, un mariage a lieu chez nos voisins, je ne peux me permettre de rater ça. N’ayant pas prévu le coup, je suis habillé comme une cloche et je fais tache alors que toute la famille est sur son trente-et-un — ça aussi, je commence à avoir l’habitude. Les Kazakhs aiment faire la fête à la moindre occasion. Quand je parle de fête, je ne parle pas d’un repas avec une dizaine de personnes — ça c’est un repas normal — mais bien d’un évènement avec plusieurs dizaines — centaines à la ville — de personnes. Chaque occasion est bonne à fêter : le premier anniversaire d’un enfant, le passage de celui-ci à l’école primaire, la construction d’une maison, etc. Le mariage fait bien évidemment partie de ces grands moments de la vie et a droit, lui, à deux fêtes : une chez la famille de la mariée, suivie d’une autre chez la famille de son époux chez qui elle partira vivre. La petite maison d’hiver est tout juste assez grande pour accueillir les invités. J’ai peine à comprendre d’où viennent tous ces gens dans cette vaste steppe majoritairement inhabitée. Chaque pièce héberge une petite fête à l’ambiance différente. L’une d’elle concentre la jeunesse, une autre le festin avec les anciens où l’on s’assied au sol sur des tapis, les uns contre les autres, pour dévorer le festin coloré déployé sur une longue nappe — les Kazakhs, tout comme les Français, partagent cet intérêt pour la nourriture, même si nous avons deux façons bien distinctes de l’apprécier —, une autre est le repère de ceux qui veulent s’enfiler quelques verres de vodka, puis devient la pièce où les grands-mères s’occupent des bébés… Je retrouve des visages familiers, dont mon hôte d’il y a quelques jours. Il me regarde droit dans les yeux d’un air sérieux, me fait un signe de tête en désignant une femme, parfois la sienne, et frappe sa paume contre son poing à plusieurs reprises dans un geste obscène avant de la pousser vers moi, ce qui fait éclater de rire tout le monde et met Bakhbergen mal à l’aise. Bien évidemment, une blague n’est drôle que quand elle est répétée à l’infini. J’y ai droit à chaque fois que je le croise, toute la journée.

Alors que je dévore les bouts de concombres et de tomates recouverts de mayonnaise — putain, des légumes ! —, plus ou moins ignorés par les Kazakhs bien que ce soit une sorte de luxe ici, loin de tout, la barbaque ne manque bien évidemment pas. Plusieurs moutons ont été sacrifiés pour l’occasion et à quatre reprises d’immenses plats de viande bouillie sont servis. À chaque livraison, ça ne rate pas, Bekhen me regarde droit dans les yeux avec son sourire narquois : « sheep champion! », puis il agite son doigt sous sa gorge en gargouillant de nouveau. La blague ne s’use visiblement pas. Avant de se jeter sur la plâtrée de viandasse, il ajoute désormais : « Kazakh krokodil! » en référence à une remarque que Bakhbergen m’avait faite alors qu’on regardait un documentaire animalier chez un voisin où les reptiles s’attaquaient à un troupeau de gnous : « nous les Kazakhs, on est comme les crocodiles. » Les repas sont ponctués de pauses où les invités viennent faire une donation à la famille en les remerciant et leur souhaitant le meilleur dans un long discours récité avec plus ou moins d’assurance. Puis les musiciens parmi les invités se lancent dans une chanson mélancolique accompagnée d’une dombra, d’un accordéon, voire à cappella, rapidement reprise en cœur par les autres. Je découvre chez Bekhen un talent d’accordéoniste et chez son fils Bakhbergen une voix d’une beauté incroyable. Une famille d’artistes se serait-elle cachée sous cette apparence sauvage ? Je leur découvre une sensibilité que je n’aurais pas imaginée après avoir autant côtoyé la mort ces derniers jours. Les Kazakh Krokodils seraient-ils de mignons petits agneaux sous leurs écailles de carnassiers ?

  1. Tunique traditionnelle mongole ↩︎

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