Fermé aux étrangers jusqu’à 1991, le royaume du Mustang, dont le nom est une mauvaise interprétation de celui de sa capitale, Lo Manthang, est constitué de petits villages tibétains installés entre 3000m et 4000m d’altitude. Situé entre la barrière des Annapurnas et le Dhaulagiri, traversé par la Kali Gandaki, rivière sacrée des Hindous, il est abrité de la mousson par la première et piégé dans un courant d’air massif grâce au second. Il en résulte un climat désertique, froid et extrêmement venteux qui interroge. Comment des gens se sont un jour dit que c’était une bonne idée de s’y installer ?
Région largement ignorée par les explorateurs et anthropologues jusqu’aux années 50 avec les premiers comptes rendus de Toni Hagen, Giuseppe Tucci puis, plus tard, Michel Peissel, le Mustang est devenu dans les années 60 le centre d’opérations de guérilla khampa contre les envahisseurs chinois. Pas le moment le plus sympa pour visiter. Mais que les récits datent des années 60 ou 90, le constat reste le même : les témoignages concordent à y décrire un mode de vie encore rustique. Peter Mathiessen mentionne que, l’eau y étant trop précieuse, une vie sans se laver est considérée comme saine. Michel Peissel décrit, lui, une société moyenâgeuse, hiérarchisée, où la foi — qui signifierait aussi crainte au Tibet — ne se pose pas de question et où « on croit à l’incroyable, on ne met pas en doute l’insolite et le miraculeux est considéré comme tout à fait ordinaire. » Force est de constater que, depuis, beaucoup de choses ont changé. L’une des raisons à ce changement est l’arrivée des routes, nombreuses, qui balafrent le paysage mais permettent de traverser la région en une journée et de rejoindre la plupart des villages, dotant les habitants d’un confort de vie auquel leurs ancêtres n’auraient même pas rêvé.
Prérequis
Pour pouvoir visiter l’ex-royaume de Lo — il y a toujours un roi, mais ce titre n’est plus qu’honorifique et les habitants appellent son descendant « fils du roi » — il faut être à minima deux personnes accompagnées d’un guide et s’acquitter d’un permis onéreux qui doit théoriquement servir au bénéfice de la région. C’est l’occasion d’y emmener ma cousine, Clo. Kumari, une jeune femme toute petite et rigolote, sera notre guide, notre compagne de route, et s’avèrera indispensable pour traduire les questions qu’on se pose. Elle supportera aussi avec une patience d’acier nos chamailleries quotidiennes et nos râleries de bons Français… Chapeau bas !
Tout commence avec… une chiasse. Ça faisait longtemps tiens ! Alors, vous allez me dire : « ouiiiii, mais pourquoi il nous parle encore de caca le monsieur là ? » Eh bien, en toute honnêteté, je voulais juste placer cette phrase extraite du livre de l’anthropologue Michel Heissel, dans son livre « Mustang : Royaume Tibétain Interdit » que je trouve superbe : « En tibétain, le mot pour diarrhée est presque synonyme de celui signifiant “voyage en Inde” ». Voilà, c’est fait, on peut maintenant commencer le voyage.
Un Western Tibétain
Le Mustang est désormais coupé en deux morceaux : d’un côté le Bas Mustang, à l’altitude moindre (merci captain obvious), accessible sans le permis qui coûte un bras, et où l’on ne s’attardera pas sur cet article; de l’autre, le Haut Mustang, lui, nécessite de montrer patte blanche au checkpoint de Kagbeni, village touristique par excellence avec ses hôtels, ses cafés, ses magasins de souvenirs et son fameux Yak Donald’s. C’est là qu’on va — au Haut Mustang, pas au Yak Donald’s hein.
La première journée, la route est d’un ennui mortel. Nous marchons sur une piste soufflée par un vent d’une telle force qu’il est difficile d’avancer. Au village de Chhusang, le décor commence à interpeller. Des parois abruptes de roche sèche aux différentes teintes de beige, fracassées par l’érosion et percées de grottes, s’élèvent depuis la rivière. En contrebas, le village est un méli-mélo de maisons traditionnelles, des cubes blancs irréguliers recouverts de bois sec pour alimenter le feu, et de constructions modernes aux angles saillants et au visuel douloureux. Chaque village se présente comme une oasis de verdure — saules, boulots, arbres fruitiers, champs de blé, d’orge, ou de sarrasin — parcouru par de petits cours d’eau nécessaires à l’irrigation. On s’y sent bien.
On avance le long de routes et de chemins pédestres, on traverse des passerelles suspendues dont certaines surplombent des canyons profonds. Des canyons, on en traverse aussi, surveillés de près par les vautours qui espèrent une chute malheureuse. On y croise parfois, entre deux parois rocheuses, des troupeaux de bharals, pas très farouches. Le paysage aride, parsemé de buissons ardents et de vieux genévriers tordus par les vents, nous font imaginer une version tibétaine des westerns de Sergio Leone où les guerriers khampas joueraient les cowboys, et les envahisseurs chinois remplaceraient les gangsters mexicains. En bande son, les musiques rituelles bouddhistes ajouteraient le côté spirituel au décor rugueux. C’est que le lieu a de nombreux sites sacrés, notamment des grottes dans lesquelles ont médité de grands maîtres dont le révéré Padamasambhava. Aussi nommé Gourou Rinpoché1, il est un personnage important du Bouddhisme tibétain car il aurait converti au Dharma les démons qui hantaient cols et vallées du Tibet, faisant d’eux des alliés protecteurs. Le moral, lui, oscille en fonction d’où l’on marche. Une route poussiéreuse ? « Putain, fait chier ! » Un chemin pittoresque ? « Waouh, trop cool! », et selon les maisons d’hôtes plus ou moins charmantes qu’on déniche : « Quelle connasse cette proprio ! 🤬 » VS « Ils sont trop chou dans cette famille. 🥰 » Une fois le village dans l’ombre, comme le rappelle régulièrement Clo : « Qu’est-ce que ça caille ! » On se réfugie alors dans la cuisine où le poêle, nourri de bouts de bois et de bouses séchées, nous berce avant une nuit de repos méritée.
Le Fantôme des Réincarnations
Le long d’une route poussiéreuse on s’autorise un petit luxe dans un minuscule village — un villageounet ? — de deux maisons. S’y trouve un café un peu particulier qui nous tape à l’œil : « Regarde Clo! Y’a des cappuccinos ! » Je suis excité comme un gosse. En entrant, je croise une minote de 3–4 ans : « Tashidelek ! » — Bonjour ! Pas de réponse. J’essaie en Népalais : « Namaste ! Tapaiko naam ke ho ? » — comment t’appelles-tu ? Elle me regarde et s’en va en faisant des cris bizarres. Okéééé, j’espère que je vais pas passer pour un pédophile… On rencontre la proprio, une jeune femme moderne, sapée d’une grosse doudoune et d’un jogging large et confortable. Dans un Anglais parfait, elle nous raconte que sa fille ne veut parler qu’en Anglais. Elle refuse catégoriquement de répondre quand on s’exprime en Népalais ou dans la langue locale, un dialecte tibétain. Même à l’école. « On se demande s’il ne s’agit pas de la réincarnation d’un·e touriste » annonce-t-elle avec un sourire gêné. Elle nous raconte ensuite qu’elle a perdu sa sœur, qui vivait en France, dans un accident de kayak. En quittant les lieux, contre le mur, un visage a été découpé et retiré d’une des photos de famille. Est-ce le sien ? On quitte les lieux un peu chamboulés.
La Forteresse de Roches
De ce côté de la Kali Gandaki, des routes poussiéreuses on en bouffe. Il arrive cependant qu’elles apportent leur lot de surprises. Après des heures d’ennui, il suffit d’un tournant pour qu’apparaissent tel un mirage les « forteresses » de Dakhmar. Ces montagnes semblent sortir d’un roman d’heroic fantasy tellement leurs formes ressemblent à une gigantesque structure taillée dans la pierre couleur d’ocre, percée ça et là de grottes où, dans des temps reculés, des moines méditaient. À y voir de plus près, il ne s’agit pas tout à fait de pierre, mais d’une boue tassée et parsemée de petits cailloux qui ne doit pas manquer de s’effriter à la moindre pluie. En contrebas, dans le village du même nom, une grand-mère joue avec un enfant. Impossible de savoir s’il s’agit de son petit-fils. Ici, les enfants naviguent dans les bras de tous les membres de la famille. Le seul parent qu’on réussisse à correctement identifier est la mère, au moment où elle donne le sein. Le soir venu, les bergers rentrent avec leurs troupeaux de chèvres, petites et noires, dont les cornes sont peintes de couleurs vives. Elles ne sont pas tuées ici, mais sont vendues aux Népalais pour les sacrifices lors du festival de Dasein. Same same, but different.
Des Patates, Toujours des Patates
Nous arrivons au gompa2 de Charang, le deuxième plus ancien du Mustang, datant du XIVe siècle. De jeunes villageois et moines repeignent les murs de l’enceinte des trois couleurs représentatives de la secte Sakya : bleu, blanc et rouge. Utilisant des pigments locaux — ce qui explique pourquoi le bleu tend au gris — ils réitèrent l’opération chaque année, versant à l’aide de théières la peinture le long des murs, utilisant la gravité pour faire le gros du travail. Un moinillon nous fait visiter la salle de prière. On le sent stressé, sous pression : « Mes copains se foutent de moi, dit-il en rigolant, alors ça me met mal à l’aise. » Avec un accent insaisissable, il nous transmet ses connaissances avec une sacrée couche d’humour. Quand il ne trouve pas le bon mot, il me saisit l’épaule pour que je l’aide et tend son poing pour faire un check après chacune de ses blagues. Il imite les postures des statues, la tête des touristes en colère contre leur guide, se moque de la représentation d’un gros Bouddha puis nous sort : « Ici, toujours des patates. Patates le matin, patates le midi, patates le soir… et même chips aux patates ! » Il a le don de rendre les visites amusantes. La puja — prière — qui se déroulait prend fin et sonne l’heure du repas. Il accélère la visite : « Moi aussi j’ai faim! » Au moment de se quitter, il me chuchote à l’oreille : « À plus, dans la prochaine vie ! » et s’en va en rigolant.
La Cité (Pas Si) Interdite
La route vers Lo Manthang est chiante à mourir. Marcher sur une route est, par défaut, chiant à mourrir. Malheureusement, on n’a pas toujours le choix, alors j’enfile mes écouteurs et marche machinalement, espérant que la vue sur la « cité interdite » — terme désormais purement marketing et tellement usité… — en vaut la peine. Raté. Dans les rues de la ville, la poussière est soulevée par des bourrasques de vent régulières. Il n’y a pas âme qui vive, toute le monde s’est enfermé. Encore une fois, on se croirait dans un western au Tibet. Mais demain commence le festival de Tiji, qui durera trois jours, et l’ambiance va changer. Le mythe à la base du Tiji concerne une divinité, Dorje Jono, qui est destinée à sauver son peuple du fléau causé par son père, un terrible démon qui menace d’une pénurie d’eau, de famine et de la fin de la société. À la fin, le démon est tué, l’eau devient abondante, et l’équilibre ainsi que l’harmonie de l’existence sont restaurés. La problématique de l’eau fait incontestablement partie de la culture locale et les touristes, nombreux, qui viennent pour le festival, réclamant douches et boissons chaudes, sont pour la région un bienfait aussi bien qu’une plaie. On avait réservé une chambre à l’avance. L’hôtel nous annonce qu’il était plein mais qu’ils ont réservé pour nous dans un autre hôtel… qui lui n’a aucune trace de cette réservation. Cool… Mais ça tombe bien, ils ont une super chambre, sans fenêtre, pour un prix démesuré — mais ils nous font une petite réduc’ quand même, c’est pas des chiens… Je ne crois pas l’avoir dit sur le moment, mais je l’ai pensé très fort : « Allez bien vous faire foutre ! » J’ai de nouveau l’impression d’être un porte monnaie ambulant qu’il faut alléger à tout prix, comme à l’Everest. À force d’essayer, et grâce à la gentillesse de Kumari qui fait craquer tout le monde avec son côté bisounours, on trouve un bon compromis, quitte à dormir sur les bancs d’un café ou dans les chambres des guides népalais où des lits sont vacants.
Avant que le festival ne commence, on va jeter un œil aux trois gompas de Lo Manthang. L’intérieur des murs est recouvert de mandalas géants, de peintures de Bouddhas, de Boddhisatvas et de démons du panthéon bouddhiste parmi les plus fines qu’il m’ait été donné de voir. Malgré la faible luminosité, on passe des heures à scruter le moindre détail des affreuses tortures qui nous attendent dans le royaume des enfers si on y échoue après la mort : viols démoniaques, tripes sorties du corps, empalements sur des broches à barbecue, etc. — qui font penser à la vision des enfers de Jérôme Bosch. On devrait peut-être commencer à réciter nos Om Mani Padme Hum… On contemple de gigantesques représentations de Bouddha et de Dolma, une des rares femmes bouddha régulièrement représentée, quand tout à coup résonne entre les murs sombres du gompa le son des instruments qui annoncent la puja : tambours, cymbales, flûtes et cuivres aux sonorités puissantes et nasales. Un moine à la voix d’outre-tombe entame la récitation d’un sutra, suivi par le reste de la confrérie, emmitouflée dans des couvertures couleur safran et portant des bonnets rouges à crête rigolos. La lumière filtre du plafond et crée avec la fumée de l’encens une ambiance mystique qui me transporte ailleurs. J’en ai des frissons. Je pourrais passer des heures à observer un tel spectacle mais, malheureusement, les photos sont interdites.