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57000 : C’est le nombre de touristes qui sont passés par la vallée du Khumbu, où se trouve le mont Sagarmatha — le véritable nom de l’Everest —, durant la saison 2022–20231. À titre de comparaison, la zone du Kanchenjunga n’a accueilli que quelques centaines de personnes2. Avant de me lancer, j’ai donc bien une idée d’où je vais mettre les pieds. Mais quitte à y aller, autant que ce soit fun. Je propose donc à Umesh, un jeune Népalais avec qui j’avais sympathisé quelques années plus tôt, de m’accompagner. Il m’avait alors fait part de son souhait de devenir un jour guide de montagne et c’est pour lui l’occasion de découvrir les sommets himalayens.

Premiers Jours au Solukhumbu

La plupart des touristes prennent l’avion pour se rendre au départ des treks. Je préfère les voyages relous. Les bus qui patinent, tombent en panne, les Jeeps qui restent bloquées dans les cours d’eau, les restaurants dégueus de bord de route et autres auberges miteuses font, pour moi, partie du charme du voyage, agissant comme un sas mental avant d’attaquer une marche de plusieurs jours avec une quinzaine de kilos sur le dos. (Mal ?)heureusement, nous arrivons sans embûche à Salleri, petit village de la vallée du Solu, et démarrons au petit matin pour rejoindre le chemin des trois cols de l’Everest qui, en incluant quelques side-treks, nous prendra un total de trois semaines.

Le premier jour de marche est aisé. Noyés dans la brume, à travers les forêts de rhododendrons géants, nous ne rencontrons pas grand monde si ce n’est une jolie fille chez qui on se réfugie pour faire chauffer quelques nouilles durant une averse et pour laquelle Umesh a le coup de cœur — ainsi que son 06. Il me confie : « J’aimerais bien me marier avec une Sherpa, ce sont des femmes de confiance et travailleuses. » Le jour qui suit est une autre histoire. À vrai dire, une des pires journées de tout le trek : 2000m de dénivelé positif et presque autant de négatif. Il fait nuit. Éreintés, on fait une dernière pause à moins de 100m du village où l’on espère trouver une auberge. Il ne nous reste plus qu’un bout de chemin à grimper sur une pente détruite avec un chien qui nous attend et nous aboie dessus. On hésite quelques secondes avant de se lancer. S’il faut on caillassera le molosse — qui n’en est pas un et n’est même pas agressif. Les premiers jours d’un trek au Népal sont parmi les plus difficiles. Le corps doit s’adapter à sa nouvelle cadence et à la charge; parfois même à la chaleur de la « basse » altitude. Mais il s’agit avant tout de garder le moral alors qu’on monte pour redescendre, pour remonter de nouveau… ad vitam aeternam.

Bienvenue à Toi, Touriste de Masse

Phakding : première introduction au tourisme de masse himalayen, première claque. Pas de route pour les véhicules motorisés et pourtant on se croirait dans une ville. Des dizaines d’hôtels empilés les uns contre les autres, des magasins de souvenirs, des billards, pubs, cafés, un « reggae bar » et des enfants qui m’insultent car je refuse de leur donner de l’argent : « You fuck up ! »3. Heureusement, il y a assez peu de monde. Mais ça ne nous a pas empêché de réserver une chambre à l’avance par précaution, selon les conseils d’amis guides, un concept qui m’était jusqu’à présent inconnu en trek. Mais Phakding n’est qu’une prémisse au fameux Namche Bazaar, le poste de traite devenu centre touristique. On y apprend d’un gérant d’hôtel sympathique — fait rare dans cette région où le touriste est surtout vu comme un porte-monnaie — qu’hier les rues étaient remplies. Il nous raconte : « Suite au mauvais temps ces derniers jours de nombreux vols ont été annulés. Une fois le soleil de retour, plus de mille personnes ont débarqué le même jour. C’était infernal. Il y en a même qui se sont battus ! »

Le confort de Namche doit être agréable à la fin d’un trek mais là je n’ai pas envie de m’y attarder. D’un commun accord on décide de faire notre journée d’acclimation plus loin et on prend dès le petit matin la direction du premier col, le Renjo La. La vallée nous offre les premières vues sur les sommets blanchis et leurs glaciers. En route, en face de moi, emmitouflé dans son Buff et ses lunettes de soleil, il me semble reconnaître un visage familier qui paraît, lui aussi, interpellé. Relevant mes lunettes de soleil, je demande : « Dhili ? » Oui, c’est lui! Il m’a reconnu grâce à mes appareils photos qui pendouillent. On se prend dans les bras. J’avais rencontré Dhili au Kanchenjunga il y a cinq ans, il était alors guide pour un groupe de Français avec qui j’avais partagé un bout de route, mais il est sur le chemin du retour avec sa cliente. La rencontre sera brève, dommage 🙁

En Route Vers le Renjo La

Nous traversons plusieurs villages entourés de leurs champs de patates encore secs. L’accueil est à l’image du climat mais au moins il n’y a plus ni boutiques, ni bars. Le vent rugit contre les murs du lodge aux vitres fines. Nous sommes assis autour d’un poêle qui n’a pas encore été allumé. La pièce est sujette aux courants d’airs et on se les gèle. Un petit groupe fait son entrée. Un homme à l’âge avancé, en surpoids, accompagné de sa femme, toute maquillée et pimpante, et de son équipe de Népalais. Il s’affale, épuisé, puis commande une carte d’accès au WiFi et se met fissa à travailler sur son ordinateur portable jusqu’à la fin de la soirée. Son guide, un alpiniste chevronné et humble, m’explique d’un ton posé : « Il est riche et comptait monter au sommet de l’Everest. J’ai réussi à le convaincre que c’était trop dangereux, mais il veut quand même tenter d’aller jusqu’au camp 2. Avec un peu de chance on devrait pouvoir y arriver. »

Au petit matin, le gel recouvre l’herbe, la vallée est encore ensommeillée. Emmitouflés, nous entamons la montée vers le Renjo La. On y dépasse de nombreux touristes essoufflés et les premiers rayons du soleil viennent nous réchauffer. Sur un lac miroitant le ciel d’un bleu claquant, deux canards atterrissent. Agréable spectacle… s’il n’avait été écorché par un groupe d’Italiens qui gueulent en se prenant en photo. On fait connaissance avec d’autres touristes avec qui nous partagerons un bout de chemin. Les rencontres aléatoires, les moments forts partagés avec des inconnus qu’on ne reverra probablement jamais, c’est aussi ça qui fait le charme des treks au Népal. Alors que je pète étonnamment le feu, Umesh semble épuisé mais n’ose rien dire. « Ça va mec ? » On est à 5200m d’altitude et il n’est encore jamais monté aussi haut. Il m’annonce qu’il est épuisé. On s’arrête un moment pour grignoter quelques biscuits et reprendre des forces. « Bistari, bistari »4 comme disent les Népalais. Une demi-heure plus tard se dessinent au-dessus de nous, en contre-jour, une ribambelle de drapeaux de prière dont le vent vient répandre les bénédictions. On arrive au col. Une vingtaine de touristes contemple la vue sur le mont Sagarmatha — l’Everest — qui domine sans conteste les autres sommets5 pendant que les choucas dansent dans les airs et grappillent des bouts de pique-nique.

Gokyo, Pas Tokyo !

De l’autre côté du col, bordé par son lac bleu foncé et entouré de sommets enneigés, se trouve le village de Gokyo, verrue de pierres et de taule dans une vallée glaciaire rugueuse qui pousse à l’humilité. On y retrouve de nouveau cette ambiance « tourisme de masse » mais force est d’admettre qu’on y apprécie la chaleur et le confort du lodge — qui fait aussi boulangerie-pâtisserie. D’ailleurs c’est l’anniversaire d’Umesh… alors je lui offre une part de gâteau « triple chocolat », crémeux à souhait : après cette première épreuve, tous les vices sont permis. Ce qui est intéressant à Gokyo, ce n’est pas le village, mais les nombreux lacs qui, si on les suit plusieurs heures durant, nous mènent au pied du Cho Oyu, monstre blanc et biscornu dont le glacier taille la vallée, qui révèle ses charmes dans un jeu de cache-cache lumineux une fois les nuages arrivés. Mais pour profiter de ce spectacle, il ne faut pas oublier d’ignorer la couche de pollution jaunâtre qui vient recouvrir le glacier juste avant que les nuages n’arrivent.

Le lendemain, réveil à 3h. La dernière fois que j’ai vu l’heure, avant d’enfin m’endormir, il était 1h37. Donc une petite heure de sommeil seulement. Je vais être plus grincheux qu’à l’accoutumée — pauvre Umesh. La lumière de ma frontale réfléchit dans les grands yeux ronds des yaks assoupis et sur les nuages de vapeur que je recrache. Je monte vers le Gokyo Ri, un pic 600m plus haut, pour le lever de soleil. Au loin, d’autres frontales s’agitent. Je ne suis pas le seul débile à grimper de nuit dans le froid. Je me sens faible, je monte au ralenti : un pas, une bouffée d’air, un pas, une bouffée d’air… Il me faut deux heures en mode automatique pour atteindre le sommet. C’est joli, oui, mais question photo bof bof. Ayant fait l’effort, j’essaie malgré tout d’en tirer quelque chose mais ça n’est pas un plaisir : les doigts gelés pour appuyer sur les mini boutons des appareils photos, la morve qui goutte sur l’écran et le trépied toujours un peu bancal entre les roches, qui s’accroche et a tendance à m’énerver… non, vraiment, je ne m’amuse pas. Mais la vue en impose et les « mountain chickens »6 sont là pour égayer mon retour, gloussant et me montrant leur cul, les plumes en corolle à la manière des paons, avec pour intention de m’effrayer — ou alors l’intention était-elle toute autre ? Le soleil levé, les premiers touristes apparaissent sur le chemin, marchant lentement, imaginant ce qui les attend là haut. Je descends à toute vitesse, rêvant au petit-déjeuner que je vais engouffrer.

Putain de Merde, des Bouchons…

Le premier col passé, direction le Cho La, le plus « chargé » des trois cols. Après la traversée d’un glacier rocailleux sous un soleil de plomb, nous croisons un groupe qui avance tel une horde de zombies et dont un des membres, visiblement épuisé, est à cheval. Une vision qui tendra à se généraliser dans le coin où se branche le trek en version XS. Le col est facile à franchir mais il y a un mais. Pour monter au Cho La au mois d’Avril, il y a… des bouchons. Ambiance autoroute Aix-Marseille aux heures de pointe. Ça gruge, ça pousse et ça oublie toute forme de civisme et de politesse. En haut du col, des dizaines de personnes se dorent la pilule et s’adonnent à une orgie de selfies. Le sol est jonché d’ordures que j’essaie autant que possible de collecter mais force est de constater que ça ne semble pas être un souci pour beaucoup. Ce n’est qu’à l’arrêt suivant que je prends conscience de l’ampleur du problème dont les locaux aimeraient bien se débarrasser. Au fond du village, avec une vue imprenable sur une des plus belles montagnes du monde, l’Ama Dablam, les ruines d’une vieille maison servent de décharge à laquelle on met le feu de temps en temps. Mais à cette altitude le feu ne prend pas bien et les déchets les plus légers comme les sacs plastiques sont emportés au gré des vents qui balaient la vallée quotidiennement. Je me sens impuissant. Pour reprendre foi en l’humanité on repassera.

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  1. Source : https://mteveresttoday.com/the-number-of-tourists-visiting-everest-region-has-increased-by-55-percent/ ↩︎
  2. Source : https://mteveresttoday.com/tourism-business-in-kanchenjunga-region-gradually-returning-to-normal/ ↩︎
  3. Littéralement. Ce qui m’a fait rire après que je leur ai fait peur et qu’ils sont partis en courant. ↩︎
  4. « Doucement, doucement » en Népalais. ↩︎
  5. C’est le seul endroit où l’on a pu voir à quel point cette montagne est gigantesque. Des autres points de vue elle apparaît toute tassée. ↩︎
  6. De son vrai nom « chukar ». ↩︎

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