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Cela fait désormais dix jours que je suis arrivé à Leh, au Ladakh, dans l’Himalaya indien. Entre la grippe qui m’a cloué au lit et les difficultés à trouver un « camp de base » et un fixer — beaucoup de Ladakhis s’envolent vers des contrées plus clémentes une fois l’hiver venu —, il me tarde de prendre la route. Après avoir passé quelques jours dans le village de Rigzin, mon fixer qui aime danser tout en conduisant pendant que je lui répète en serrant les fesses de regarder la route nom de Dieu !, nous nous lançons pour mission d’aller voir un stoupa de glace. Les stoupas de glace sont des structures artificielles créées chaque hiver dans des villages ladakhis manquant d’eau durant la période de transition du printemps où l’eau de fonte des glaciers n’est pas encore disponible. Les habitants tirent des tuyaux d’une source en hauteur, plus ou moins loin du village, et le temps faisant les choses la petite structure cubique de bois se mue en un monticule de glace qui prend la forme d’un stoupa géant — ou d’un mur de glace suivant la topologie des lieux. Cette réserve d’eau fondra progressivement au début des beaux jours et permettra d’irriguer les champs avant que la chaleur ne commence à faire fondre les glaciers.

Cela faisait un paquet d’années que je souhaitais photographier ces structures de glace et jamais je n’aurais cru qu’il fût si difficile d’en trouver une. Nos trois premières tentatives se soldent par un échec. D’une année à l’autre, les villageois abandonnent le projet: trop cher, trop contraignant. Il nous faudra attendre avant de comprendre que pour avoir un stoupa de glace, il ne s’agit pas simplement d’installer le matos et d’attendre, mais qu’il est impératif de la surveiller et de l’entretenir quotidiennement. Après moult coups de fil, Rigzin est confiant : « À Ang, c’est sûr, il y en a une. »

Le Village de Ang

Ang est un village tanqué au fin fond d’une vallée, un petit amas de maisons carrées au toit plat entourées de champs déserts. On a beau être en hiver, comme presque partout ailleurs au Ladakh la neige ne tient pas. Le vent a vite fait de la balayer et à part quelques névés éparpillés, le sol est désespérément sec et le ciel affreusement bleu — un cauchemar de photographe. D’un autre côté, vu que notre petite voiture n’a ni chaînes ni pneus neige — ni chauffage d’ailleurs —, ça n’est pas un mal. À notre arrivée, pas âme qui vive. Va-t-on trouver de quoi se loger ? Sur le mur d’une maison, un panneau « Homestay » suivi d’une flèche : on nous fait signe qu’il est fermé mais il y a une autre maison où vit une petite femme au grand sourire nommée Stanzin. Elle parle bien anglais et nous accueille chez elle. On se réchauffe, assis au sol autour du poêle. La mère de Stanzin — elle aussi nommée Stanzin — est une femme dont le visage semble avoir été taillé pour sourire en permanence. Elle nous sert thé après thé1. C’est la coutume de remplir de nouveau la tasse, même si celle-ci a à peine été goûtée. Elle ne parle pas un mot d’anglais, ce qui ne l’empêche pas d’essayer de communiquer avec moi entre deux rires et de faire semblant de comprendre ce que je lui dis. « Hmmm, hmmm » fait-elle en hochant de la tête — et en souriant vu qu’elle sourit tout le temps — puis rigole de nouveau en me proposant une dixième tasse de thé, que je ne refuse pas d’ailleurs. Hormis le poêle de la cuisine c’est la seule source de chaleur dans une maison ladakhie en hiver. Le ventre rempli et le corps réchauffé nous marchons une petite demi-heure le long d’une vallée encaissée pour aller trouver le stoupa de glace. D’un côté je suis content qu’on ait pu en trouver une, de l’autre les photos que j’ai réalisées sont mauvaises, vraiment mauvaises. « Désolé Rigzin, mais il faudra qu’on revienne demain quand il y aura un peu d’activité. »

Les Bâtisseurs des Stoupas de Glace

Tous les jours, au moins l’un des cinq responsables du stoupa y monte pour s’assurer que tout fonctionne bien. Aujourd’hui, trois d’entre eux sont présents — ils sont cinq au total. Jigmet, un grand bonhomme au visage rond, Ringchen, cheveux noirs de jais et barbichette, à l’allure de Rom, et Thinlas, le charpentier, l’homme à tout faire, plus réservé mais sans cesse en train de régler les problèmes. « Sans lui on n’y serait jamais arrivé » me confie Jigmet. Quelques mètres plus bas, une tente de fortune avec un réchaud à gaz. C’est le lieu où les villageois et autres curieux viennent se réchauffer en compagnie des bâtisseurs autour d’un thé après l’avoir visitée. C’est aussi la « salle de pause » après des journées parfois harassantes, ce que je comprendrai quelques jours plus tard, alors bloqué pendant plusieurs jours au village à cause de fortes chutes de neige.

Pour faire grossir le stoupa, il faut que la glace prenne. On y place des branches et on tend des fils tout autour. L’eau dispersée du haut du stoupa s’accrochera à ceux-ci et se figera, faisant grossir la structure. Il faut aussi monter quotidiennement en haut pour s’assurer que l’arroseur n’a pas gelé, passer dans le tunnel en-dessous et y casser la glace qui s’accumule sur la tuyauterie, couper l’arrivée d’eau quand il fait trop chaud, la rouvrir le soir, etc. Un travail de forcené, et dangereux qui plus est : le stoupa mesure une quinzaine de mètres de haut !

Les Problèmes des Stoupas de Glace — Le Gel et les Avalanches

Un soir, alors que le soleil est déjà couché, une arrivée d’eau gèle. « Heureusement, ça n’arrive que quelques fois par an » me dit-on. Les tuyaux sont démontés, un par un, pour essayer de déterminer lequel est bouché. De l’eau gicle de partout alors que la température extérieure descend à -20°C, les vestes se recouvrent de glace et je me rends compte qu’ils manipulent les tuyaux à mains nues — alors qu’avec mes gants et sous-gants le froid me fait déjà souffrir. Rien à faire, il faudra attendre le lendemain pour faire chauffer les cocottes-minutes sur des réchauds à pétrole et envoyer des heures durant de la vapeur dans la tuyauterie pour la déboucher : c’est le tuyau vertical qui monte au sommet du stoupa qui a gelé. Je me prends de passion pour le sujet et malgré les coûts onéreux du transport au Ladakh en hiver je lance à Rigzin : « il faut qu’on trouve d’autres stoupas de glace ! »

Les jours qui suivent nous traversons le Ladakh à la recherche d’autres stoupas et nous apprenons que les défis à relever sont nombreux, aussi bien pour les populations locales que pour nous. Alors que nous partons à la recherche d’un petit village de la région de Kargil, la voiture se met à patiner sur une route recouverte de glace malgré les chaînes — cette fois-ci on en a pris. Nous passons une heure à la casser à coups de cric afin d’avancer, mètre par mètre. Une fois arrivés sur le tarmac sec, tout en joie, on se félicite, essoufflés, avant de reprendre la route. Au tournant, alors qu’on semble descendre vers un village, Rigzin me demande : « T’es sûr qu’on est sur la bonne route là ? », à quoi je réponds que « bien sûr que c’est la bonne route » tout en jetant un oeil au GPS. « Ah ben non, merde, c’est celle d’au-dessus ! » Pas de bol, on se trouve déjà dans une descente recouverte de glace. Impossible de faire demi-tour, il y a tout juste la place pour une voiture. Il faut faire marche arrière. Sauf que ça patine sec. On ressort le cric, on casse, on casse, on casse, mais la glace est épaisse. On place les chaînes sur la route pour reculer cinquante centimètres par cinquante centimètres. Une demi-heure plus tard on se rend compte qu’il nous faudra plusieurs heures à ce rythme pour rejoindre un bout de tarmac sec. On est dépités. Rigzin part chercher de l’aide au village en contrebas pendant que je me repose, à bout de souffle — on est à presque 3000m d’altitude. Il revient avec un gros sac de terre et une pelle : « Il n’y a pas d’homme au village, alors les femmes m’ont filé ça ». Et vas-y qu’on saupoudre la glace, qu’on y place les chaînes… Rigzin presse à fond sur la pédale alors que je pousse la voiture qui recule, recule, puis glisse de nouveau dans le sens de la pente. Les femmes du village arrivent à la rescousse. Ensemble on pousse la voiture jusqu’au croisement. Ouf ! On y est arrivés. L’image de ces femmes en voile blanc et en longues robes — la zone de Kargil est à majorité musulmane — et d’un Européen en train de pousser une voiture dans la glace devait être cocasse. « Venez boire un thé à la maison » nous proposent-elles alors qu’un homme nous a rejoints. Nous nous réchauffons avec toute la famille dans la cuisine de leur petite maison de briques, ce genre de maison que l’on trouve de plus en plus difficilement au Ladakh, où la lumière irradie de la fenêtre les visages d’une lumière douce et crée un contraste puissant avec les murs sombres des recoins. Coup de bol, ils connaissent un des bâtisseurs du mur de glace pour lequel nous étions en route. Il pourra nous y emmener demain matin si la météo le veut bien car c’est une zone avalancheuse et leur mur a été enseveli récemment par deux avalanches. Ils ne veulent pas prendre de risques.

Rendez-vous à 8h. Sortir du lit alors qu’il fait bien en dessous de 0°C dans la chambre est une plaie. Monter dans une voiture congelée et rouler les fenêtres ouvertes alors que le soleil n’illumine pas encore la vallée pour éviter que la condensation ne givre sur le pare-brise, le corps pas encore bien réveillé, se rapproche de la torture. Dans ces moments, je n’ose croiser le regard de Rigzin de peur qu’il me foudroie. Ou alors je place une petite blague du genre : « il fait bon aujourd’hui ! », mais ça ne me fait pas tellement rire. Heureusement, il prend ça avec le sourire, même si je sais que ça le fait chier. Une fois au village, Mohammad Abuzar et Mohammad Hassan nous accompagnent sur la coulée avalancheuse pour aller voir les restes de leur mur de glace. Lors d’une courte pause durant laquelle je semble être le seul à haleter ils nous expliquent : « c’est une chance pour nous car même si nos infrastructures ont été détruites, le mur de glace a bloqué une partie de l’avalanche et on aura beaucoup d’eau pour le printemps. » C’est la première fois qu’ils y retournent depuis les avalanches et ils se prêtent volontiers aux questions et au jeu de la photo. Comme à Ang — et aux autres villages ayant construit un stoupa de glace — on ressent chez ces hommes une véritable passion pour leur projet. Une fois de retour, ils nous invitent à prendre un petit-déjeuner avec leur famille et les voisins, au soleil, sur le toit d’une maison avec une vue imprenable sur les montagnes glacées.

Les Bons Moments

Que ce soit lors d’une galère ou après avoir partagé un moment ensemble, ce sont ces petites surprises que j’aime le plus dans le voyage. Tu rencontres des gens plus ou moins par hasard, des gens qui n’ont rien à voir avec ton quotidien, que tu n’aurais jamais rencontrés autrement. Puis ils t’invitent, t’offrent à boire et à manger, te présentent leur famille, leurs amis et, une fois que tu as demandé, non sans gêne, si tu pouvais prendre une photo, alors une sorte de confiance s’installe et chacun demande à être photographié avec un tel ou un tel, et ça se termine en fous rires et en au revoir qui s’éternisent, le sourire coincé aux lèvres, avec le doux sentiment que c’est une journée qui valait la peine d’être vécue.

Durant notre aventure, nous rencontrons plusieurs équipes de bâtisseurs, tous avec leurs problèmes et leurs solutions et c’est accompagnés d’une équipe d’étudiants et de chercheurs que nous la terminons. Ils ont pour but d’installer un système d’automatisation de l’ouverture/fermeture de l’arrivée d’eau, l’opération la plus consommatrice en temps et la plus génératrice de problèmes, qui décourage de nombreux villageois de recommencer l’expérience. Il faut dire que du village, il faut une heure et demie avant d’atteindre le mur de glace entretenu par un jeune villageois de 19 ans, son père et un voisin. Le but de ce projet pilote est aussi de repeupler ce village qui a été abandonné quelques années auparavant à cause d’un manque d’eau. Je suis fasciné par l’énergie déployée non seulement par les villageois mais aussi par ces étudiants. Portant outils et caisses de matériel, ils passeront la journée à se geler les miches — même selon le standard local — pour installer ce nouveau système. Les voir se démener dans la joie et la bonne humeur pour trouver de nouvelles idées et les exploiter afin d’adoucir un quotidien qui râpe les corps fait chaud au cœur. Au lieu de tout abandonner pour une vie meilleure loin du Ladakh, comme de plus en plus de jeunes Ladakhis le souhaitent, pourquoi ne pas essayer de nouvelles alternatives ?

  1. Le thé ladakhi est un thé salé au beurre frais, contrairement au thé tibétain qui utilise du beurre rance et qui me fout la chiasse un coup sur deux… ↩︎

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