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Après une tentative ratée d’atteindre le camp de base du Makalu, j’avais peur de ce qui pouvait arriver sur la route des camps Nord et Sud du Kanchenjunga. Situé à l’est du Népal, à la frontière avec le Sikkim (en Inde), le Kanchenjunga est la troisième plus haute montagne du monde. Bien sûr, cet argument est de taille pour quelqu’un qui aime les montagnes comme moi, mais le Kanchenjunga est proche du Makalu et jusqu’à présent le temps n’a pas cessé d’être mauvais. Qu’est-ce que je vais y trouver ? Vais-je aussi devoir faire demi-tour avant d’avoir contemplé la montagne pour laquelle je suis venu ?

La seule façon de le savoir c’est d’y aller. Me voilà donc arpentant les pistes himalayennes avec mon sac à dos de 20 kg, souriant comme un gosse, heureux d’être de nouveau sur la route. Mais après une incessante alternance de montées et de descentes le sourire disparaît aussi vite qu’il est venu. J’en ai assez de marcher dans la chaleur de la jungle, jour après jour, sans prendre d’altitude. J’espère qu’un événement inattendu me redonnera du courage et m’aidera à continuer.

Bientôt, je me retrouve au milieu de la nuit dans une maison bondée et surchauffée où un chaman pratique un rituel funéraire pour un membre de la communauté Rai du village. Après des heures de préparation il se met à chanter, un poulet mort suspendu au dessus de lui, pendant qu’un homme joue des percussions et un autre brûle du bois de santal. Le chaman entre en transe, siffle et imite les oiseaux, puis court soudainement vers la sortie avant de se faire attraper par les villageois. On est à mille lieues de la culture occidentale et aucune de mes connaissances ne peut malheureusement m’aider à appréhender ce que je vois. Je ne peux que m’asseoir en simple observateur. Mon guide se trouve malheureusement dans la même situation car c’est la première fois qu’il assiste à un tel rituel.

Le moral est de retour après cette expérience extraordinaire et le 5ème jour du trek un dénivelé féroce de 1400 m met fin une bonne fois pour toutes aux tourments des infernales montées et descentes. Nous entrons maintenant dans un écosystème forestier plus tempéré. Les arbres, noués et biscornus, ressemblent à des mains de sorcières, un épais brouillard s’installe et les rhododendrons, encore sans fleurs, nous entourent. Le paysage est surréaliste. Nous faisons face à un gigantesque glissement de terrain ayant ravagé l’intégralité d’une vallée. Marcher sur le bord de la montagne remodelée est une expérience perturbante et on ne peut que se sentir minuscule quand la Nature fait une telle démonstration de force.

Bientôt la neige fait son apparition. Jouant à cache-cache avec les nuages, les hautes montagnes se dévoilent (les Népalais utiliseraient encore le mot “collines”, mais peu importe). Je me sens maintenant dans mon élément mais la fatigue commence à me jouer des tours. Quelques verres de tchang, un jour de repos, puis une petite fête pour le nouvel an népalais en compagnie sherpas et d’alpinistes en route vers le sommet du Kanchenjunga me donneront assez d’énergie pour continuer le trek vers le camp de base Sud dans de bonnes conditions.

En nous approchant du Kanchenjunga nous longeons son gigantesque glacier, craquant de temps à autre comme pour nous avertir que nous n’avons rien à faire ici. Contrairement au bruit que font les avalanches, je ne ressens ici aucune agressivité. Je m’y complais même et la vue des montagnes couvertes de glace me donne des frissons dans le dos. C’est ce que je suis venu chercher et malgré le froid matinal et le manque d’air lié à l’altitude je profite pleinement du moment présent, comme si cette longue et pénible marche était la méditation qui m’avait conduit au nirvana.

Après trois cols et quelques villages, nous trouvons une tente à louer sur le chemin du camp de base Nord. Je pourrais ainsi profiter du lever du soleil au pied du Kanchenjunga. Pour lutter contre le froid et l’humidité, nous construisons un gigantesque feu de bouses de yak séchées qui nous tient au chaud pour le restant de la journée. Le brouillard est si épais que l’on voit à peine devant nous et la neige ne cesse de tomber. Alors que je perds tout espoir de voir la montagne tant désirée au lever du soleil je me rappelle d’une leçon apprise lors de mes randonnées himalayennes : le matin est généralement clair et l’après-midi nuageux. Je dois donc espoir garder. Demain matin sera chouette, j’en suis sûr !

La première nuit au-dessus de 5000 m est un challenge. J’ai l’impression d’avoir dormi une dizaine de nuits, me réveillant au moins autant de fois durant mon sommeil. Quand le réveil sonne à 4h30 du matin, je me dépêche de sortir de mon sac de couchage chaud et douillet et me prépare à photographier tout ce qu’il y a à voir. Pas de chance, on baigne dans un brouillard épais. MAIS je reste optimiste car cette fois le temps semble instable. Peut-être qu’avec un peu de chance tout ce merdier disparaîtra dans quelques minutes. Une heure plus tard le brouillard se transforme en nuages caressant les géants enneigés. Je peux enfin voir le sommet du Kanchenjunga, timidement caché derrière un léger voile, plus haut que tout. Il est tellement haut que même à 5200 m d’altitude je dois lever la tête pour le voir. Le plus impressionnant n’est pas le sommet en soi mais toutes les montagnes qui l’entourent. Devant moi se dresse un paysage infini de neige et de roches, de montagnes et de glaciers. Je suis bouche bée. Aucune photo ne pourra jamais capturer la dimension ni les sentiments que cet endroit m’inspire. Je suis atteint du mal aigu du photographe et commence à courir dans tous les sens sans même penser au manque d’air. Une toux sèche, répétitive, usante, et la respiration saccadée ne m’empêchent pas de me sentir à nouveau pleinement dans le moment présent. Je veux trouver le moyen d’étirer ce petit bout de temps pour qu’il devienne éternité.

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