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Le Festival de Tiji

Les festivités commencent en début d’après-midi. C’est une grosse déception. Les danses sont réalisées sans grande conviction. On a l’impression d’être dans une sorte d’éco-musée où des touristes moches, aux vestes fluo et aux visages blancs comme des culs recouverts de crème solaire, sont venus observer un spectacle culturel joué par des ados en job d’été, montrant ce qu’était le Mustang avant l’ère moderne. En bons occidentaux, nous prenons toute la place. Les quelques Mustangi présents, jamais contrariants, se sont eux-même relégués au fond pour qu’on puisse prendre des centaines d’images et de vidéos qui abreuveront les réseaux sociaux. J’ai un goût amer dans la bouche et ça me coûte de prendre des photos. Il faut que je me rende à l’évidence, je ne vaux pas mieux que les autres puisque je suis ici pour la même raison…

Le festival s’achève au troisième jour par une puja et des tirs de mousquets datant d’un passé agité auquel le « fils du roi » participe. Au début on ne comprend pas pourquoi il porte des écouteurs. A-t-il des affaires si importantes à régler qu’il manque ainsi de respect aux habitants du Mustang ? Mais je comprends mieux pourquoi quand un gros BOUM me fait siffler les oreilles, comme dans les films de guerre quand le héros échappe de peu à une explosion. Des hommes emmitouflés dans leur chuba de cérémonie, coiffés de chapeaux en peau de renard, tirent, encore et encore. Ils s’éclatent. Ils allument les mousquets et, une fois sur deux, ça capote. L’autre fois, ça claque et ils s’écrient : « So, so, so… ! » Pendant ce temps, un moine défonce contre le sol des tormas, les gâteaux sacrificiels. Vilains démons ! Le festival s’achève sur la place de la danse où une dernière puja a lieu. On y recouvre le « fils du roi » de khata, des écharpes de soie honorifiques, puis la cérémonie s’achève devant la gompa. Il ne reste plus qu’une touriste asiatique qui se régale avec son appareil photo, tout comme moi. Les dernières bénédictions de tsampa, la farine d’orge grillée, dégénèrent en bataille et la farine vole en tous sens. On en est tous recouverts. Sur le retour, les villageois me voyant ainsi rigolent et m’expliquent que c’est de bon augure : « Tu auras une longue et belle vie. » Ç’aurait été en Colombie, j’aurais plutôt eu des problèmes avec les autorités.

Au Nord de Lo Manthang

On passe plusieurs jours dans les villages blancs et les rues bétonnées au nord de Lo Manthang. Pas grand monde non plus ici, mais un touriste me bouscule avec son bâton sans même dire bonjour, ni s’excuser. Ça m’avait manqué tiens ! Il filme tout ce qu’il voit et pour son guide ça n’a pas l’air d’être l’éclate. On le croise à plusieurs reprises et il devient « le méchant jaune ». À part lui, on croise quelques vieux, assis par terre, qui papotent tout en faisant tourner leur mani, leur moulin à prières. « Tashideleeeeek! » Ils répondent de même d’un sourire édenté. Une femme et sa fille, en plein milieu de la rue, étirent un petit métier à tisser et travaillent sur un bout de tissu coloré en laine de yak qui servira de ceinture. On discute un peu avec elle, je la prends en photo et elle nous salue en partant : « Bye bye ! … I love youuuuu » puis éclate de rire. Nous aussi. Dans un autre village, l’ambiance est moins à la rigolade et je reçois des « Pas d’argent, pas de photo ! » agressifs. Ainsi soit-il. J’imagine qu’à leur place je ferais de même.

Les Villages de l’Est

À l’Est du Haut Mustang se trouvent des villages bien plus à mon goût. On y arrive après une journée de marche sous un vent de folie, balayés par les bourrasques qui transportent poussière et petits bouts de papier imprimés de sutras, à la manière des drapeaux de prières. On traverse un glissement de terrain qui me rappelle le chemin vers le lac de Tilicho, dix ans auparavant. Moi ça va, j’ai l’habitude, mais je ne peux m’empêcher de chambrer Clo qui se fait aider par Kumari dans les descentes. Depuis qu’on est gosses, on se chamaille sans cesse. Ce n’est jamais bien méchant, mais pour une personne extérieure ça peut paraître étrange. Alors on s’en excuse auprès de Kumari. Mais elle, ça l’amuse: « ooooh dai1 ! », fait-elle souvent, avec un sourire tendre et cette intonation qui exhale une compassion profonde ou bien… de la pitié ? 😅 Et soudain, en-dessous de nous, le village de Dhi se dévoile tel une oasis de verdure au milieu d’un désert montagneux. Le soleil se couche et notre hôte nous fait visiter sa salle de prière, présente dans chaque maison tibétaine, et nous explique les rudiments du bouddhisme que leurs deux filles traduisent. Elles vivent aux États-Unis et sont revenues pour son 49ème anniversaire, un chiffre sacré, et nous disent avec humour : « On apprend notre culture avec vous, à la volée. »

Yara. Je me réveille avec un mal au bide et des frissons. Je cours aux toilettes. Un quart d’heure plus tard, c’est le tour de Clo. La proprio de la maison d’hôtes se demande comment c’est possible : « vous n’avez pas mangé de viande et je me lave les mains avant de faire de la cuisine ! » Le ventre colmaté d’un bol de nouilles, on part visiter Luri Gompa, une grotte sacrée où veille un·e représentant·e religieux·se. « Tous les ans, on ajoute un nouveau trait à la fresque murale » nous explique une nonne trentenaire à la voix imposante. C’est elle qui s’occupe de la grotte cette année. Elle est toute contente de voir qu’on est avec une guide, fait rare dans ce milieu très masculin au Népal. Elle nous accompagne au gompa un peu plus bas, thermos de thé et canette de Red Bull à la main : « tu as de la chance, tu as un corps confortable » dit-elle à Clo en chemin. Puis elle nous arrête au stand de souvenirs tenu par une villageoise, comme tant d’autres. « C’est votre choix, vous décidez » répète-t-elle, nous incitant indirectement à acheter quelque chose. Kumari, voulant faire plaisir, craque pour un bracelet « porte-bonheur ». La nonne pointe ensuite une montagne du doigt : « Vous voyez ce gros rocher qui semble suspendu ? Il y a plusieurs siècles, le grand Kunzung Tsalu2 s’est envolé pour aller y méditer. » On se quitte au son des mantras que la nonne marmonne tout au long de sa journée. De retour à Yara, la proprio, dernière polyandre du Mustang — une vieille tradition qui permettait de conserver les terres, rares, au sein de la même famille — se confie et nous raconte sa vie. Grand moment d’émotion qui semble lui avoir fait du bien car, depuis, elle ne cesse de nous sourire et nous offre thé et pop-corn. Des moments comme ceux-ci rapprochent les gens d’un coup de fouet, les rendent attachants et c’est un crève-cœur de devoir s’en aller.

Une Sécheresse, des Déplacés

Au Mustang, plusieurs villages ont été relocalisés à cause de la sécheresse. Bâti tout en longueur, Naya Dhye — prononcé Dhé — est l’un d’entre eux. Les maisons laissent place aux champs de pommiers en fleur, mais on ne croise personne. On demande à Kumari : « Tu sais où on va dormir ce soir ?
— Oui, on va au Goat Cottage3
— OK, parfait ! »
Quinze minutes plus tard, toujours rien. Une maison ressemble vaguement à une auberge : « Vous voulez voir si c’en est une ? demande-t-elle.
— Ah ? On ne va pas au Goat Cottage ?
— Mais c’était une blague, éclate-t-elle de rire, ça n’existe pas le Goat Cottage ! »
Sacrée Kumari, on ne s’attendait pas à ça de sa part. La seule maison d’hôtes se trouve une éternité de pommiers plus loin, tout au fond du village. Poussière de partout, hôtes gentils mais un peu étranges. De toute façon on n’a pas le choix, on s’adapte. Dans la cuisine, le mec écoute un enseignement bouddhiste sur son téléphone alors que la grand-mère nous fixe comme une émission de Patrick Sébastien. Pas besoin de télé ici.

Le ciel se couvre et rend les montagnes menaçantes. La mousson a commencé de l’autre côté de l’Annapurna et des nuages ont franchi la barrière de glace. On grimpe pour rejoindre le col qui nous permettra de redescendre vers l’ancien village de Dhye. Au loin, d’énormes boules de poils, des yaks, semblent suivre notre trace mais avancent bien plus vite que nous. Vu leur poids, on le prend mal. On traverse des zones chaotiques de roches et de boues brunes, beiges, blanches, qui nous donnent l’impression d’être sur une zone volcanique, où on trouve de nombreux fossiles. Le village est magnifique. Toutes les maisons y sont traditionnelles, il y a des arbres centenaires en fleur et une mare pour y abreuver les animaux. Les quelques habitants qui s’y trouvent encore, des femmes, préparent leurs champs et s’occupent de leurs chèvres. « Les hommes sont partis aux 49 ans d’un voisin ou sont avec les troupeaux » annoncent-elles.

Notre hôte est un amour. Quand on arrive, elle vient de se teindre les cheveux et sent le henné. Elle ne cesse de rigoler, surtout quand je la photographie. Ici, pas d’eau courante. On va la chercher à la source et on la stocke dans un grand conteneur de bronze. Les toilettes, dehors, à l’étage, sont cocasses. Moulées dans du béton, avec des supports pour de tout petits pieds, elles disposent de deux trous. Pas besoin d’expliquer pourquoi, si ? Et la vue sur les montagnes y est imprenable.

Deux fois par jour Kunzang sort ses chevaux pour les amener boire à la mare avant de leur offrir du foin, puis abreuve ses vaches qu’elle trait chaque matin afin d’avoir du lait frais pour le thé. Je comprends Pasang, ce jeune berger que je rencontre avec ses bêtes au coucher de soleil, qui refuse d’aller vivre dans le nouveau village et préfère rester ici pour s’occuper de ses bêtes. Malgré tout, c’est un jeune homme moderne — il me montre de drôles de vidéos sur TikTok qui le font éclater de rire — et peut-être qu’un jour il changera d’avis et rejoindra sa famille pour s’occuper, lui aussi, des pommiers, ou bien quittera les lieux pour trouver du travail en ville comme beaucoup d’entre eux.

Un Dernier Jour à Cracher

On approche de la fin du trek. Le dernier jour est le plus long : 10h de marche. Départ au lever du soleil. Inutile de préciser qu’on n’a pas du tout, du tout, envie… Mais bon, faut y aller, pas le choix, alors on chouine un coup puis on la ferme et on avance. Marche ou crève. En chemin, Kumari, déjà chargée comme une mule, avec son sourire malicieux, profite d’un moment d’inattention pour prendre en cachette des affaires de Clo afin d’alléger son sac. Clo refuse catégoriquement : « Non bhaini4, arrête !
— Mais si, donne didi5, tu es fatiguée…
— Mais non, c’est bon, ton sac est déjà super lourd bhaini.
— Ooooooh, didi ! »


La montée s’achève au col de Pa (Pa pass en Anglais, ça nous fait rire comme des cons). On remplit la gourde au dernier point d’eau puis on enchaîne sur une crête venteuse avec la plus belle vue de tout le trek. D’un côté se trouve la vallée creusée par la Kali Gandaki sur laquelle on distingue les routes-balafres et les villages qu’on a traversés à l’aller. De l’autre s’érige un paysage sorti d’un film de science-fiction, amas de pics saugrenus aux couleurs évoluant du beige à l’orange foncé, presque rouge. On crame nos dernières calories sur une descente raide et glissante, encore et toujours soufflés par le vent. Le vent, cette malédiction permanente qui hante la région depuis qu’elle existe. À l’arrivée, nos pieds nous en veulent. On tire un peu la gueule mais on se congratule tout de même avec un dernier seabuckthorn juice, jus de baies locales acide et sucré — oui, on est un peu foufou, je sais. Une Jeep vient nous chercher pour nous éviter la route vers Kagbeni. Le chauffeur prend une dernière photo souvenir de nous avant de quitter le Haut Mustang. On a le regard fatigué mais c’était quand même un chouette trek !

  1. « Grand frère » en Français. ↩︎
  2. Transcription à l’oreille. ↩︎
  3. « Maison des Chèvres » en Français. ↩︎
  4. « Petite sœur » en Français. ↩︎
  5. « Grande sœur » en Français. ↩︎

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