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Comme la plupart des habitants de Katmandou et de ses alentours, Sujan aime à parler de son village natal, Mallaj, « parmi les collines surplombant la ville, entre rivières, champs et montagnes ». Alors, lorsqu’il me propose d’aller y rendre visite à sa famille, c’est sans hésitation aucune que je saute sur l’occasion. Je suis encore bien loin d’imaginer ce que je vais y vivre…

Après de longues heures sur les routes et ponts hasardeux qui nous mènent à Beni, la ville la plus proche, nous mettons finalement pied à terre. Le vent souffle et c’est les yeux mi-clos et le goût âpre de la poussière dans la bouche que nous nous éloignons de cette dernière. « On va rendre visite à ma soeur » me dit Sujan. « Première nouvelle. Il a une soeur? » pensé-je… Après avoir salué une poignée de frères et soeurs, je comprends finalement que lorsqu’il me présente l’un d’entre eux, il s’agit en fait de ceux que l’on appelle chez nous cousins et cousines. Nous nous asseyons, buvons un verre de raksi (prononcer roksi, un alcool fait maison) et grignotons quelque nourriture. Verre après verre, l’ambiance se fait de plus en plus chaleureuse et, malgré la barrière du langage, nous passons ensemble un agréable moment à se déplacer de maison en maison afin de rendre visite à toute la famille sur place. « Si jamais j’oublie de saluer quelqu’un, il m’en voudra » me confie Sujan.

Une fois la tournée des frères et soeurs achevée, une montée ardue sur un chemin de terre approximatif nous attend. C’est donc dans l’obscurité puis dans une nuit d’ébène que nous nous confrontons à elle. Malgré l’essoufflement, les rires et les chants sont de la partie… du moins au début. Ils sont rapidement remplacés par le souffle régulier de l’effort. Arrivant finalement au village, nous sommes accueillis selon la tradition hindoue. Les uns après les autres, les membres de la famille viennent nous faire la bénédiction de la tikha nous entourant le cou d’un collier de fleurs et nous déposant sur le front quelques grains de riz rougis et rendus collant à l’aide d’une mixture végétale. En tant que deuxième étranger à visiter Mallaj, je suis reçu comme un invité d’honneur. Certains vont même jusqu’à m’offrir de l’argent, geste symbolique me souhaitant prospérité, ce qui a tendance à me mettre plutôt mal à l’aise. Cependant, il commence à se faire tard et nous partons rapidement nous coucher. Demain est jour de fête et il ne s’agirait pas de rater cela!

Réveil au chant du coq ce matin. Il s’agira de la première et de la dernière fois que le son de celui-ci parviendra à mes oreilles. Aujourd’hui, le sacrifice de celui-ci ainsi que de quelques unes de ses consoeurs poules est organisé. Maison après maison, j’observe leurs habitants bénir les futures offrandes avec eau, riz et pétales de fleur, témoignage de respect envers l’animal bientôt mis à mort. En fin de matinée la famille se réunit alors autour de l’autel pour assister au sacrifice. Le maître de cérémonie prépare le rituel; offrandes et encens sont disposés avec un ordre et un précision millimétrique. Des dessins religieux sont ensuite réalisés à l’aide d’une poudre jaune me faisant penser au curry : étoile représentant le soleil (faisant étrangement penser à l’étoile de David), svastika représentant l’harmonie, etc. La préparation prend du temps, les enfants s’excitent, la pression monte…

Une fois la préparation achevée, le sacrifice rituel peut commencer. On saisit le coq, on dispose sa tête contre un morceau de bois et, d’un coup sec, le traditionnel khukuri s’abat sur le cou de l’animal, tel une guillotine sur le cou d’un condamné. Les yeux de l’oiseau clignent à une vitesse frénétique avant de se fermer définitivement et l’on se saisit du corps afin de répandre le sang tout autour de l’autel. Il arrive parfois que ce dernier échappe des mains de son porteur et courre quelques mètres avant de s’effondrer, ce qui a tendance à amuser les enfants. Ainsi, les uns après les autres, coqs et poules sont sacrifiés aux dieux hindous, sans même avoir idée de ce qu’il leur arrive, et un futur banquet se prépare pour nous autres, humains.

Les femmes sont en cuisine et préparent le repas, accroupies devant le four à bois, soufflant de temps en temps sur la braise et laissant s’échapper des volutes de fumée au sein de la maison. Les hommes prennent place entre les quatre murs de terre, assis en tailleur sur des tapis de paille. Ils seront les seconds à savourer le repas, la tradition étant de nourrir les enfants en premier, suivis des hommes puis des femmes. Le banquet est un réel succès. Riz, lentilles, curry de légumes (l’habituel dal bhat népalais) et bien sur coq bouilli sont dévorés, arrosés par un raksi coulant à flots. Les rires sont de la partie, suivi parfois de quelques pleurs dus à l’abus de ce dernier faisant remonter de douloureux souvenirs, mais aujourd’hui la joie règne au sein du village, la famille étant pour l’occasion (presque) au grand complet.

La fête alors terminée, les jours se passent paisiblement à Mallaj et la vie reprend son cours habituel. Chaque matin, comblé par le spectacle des hauts sommets enneigés se dévoilant au pas de ma porte, je jouis du plaisir simple mais ô combien agréable de la vie à la campagne. Au plus le temps passe, au plus je me sens à l’aise, même s’il m’est presque impossible de communiquer directement avec ceux qui m’entourent. Mes hôtes font tout pour rendre ce séjour le plus agréable possible et je suis à nouveau témoin de l’hospitalité népalaise alors que, fiévreux, l’on m’apporte directement dans ma chambre de l’eau et un verre de lait de bufflonne bouilli, tout juste sorti des pis de cette dernière. J’ai l’impression de redevenir un enfant que l’on choie alors qu’il vient d’attraper une grippe. Allongé dans mon lit, bien au chaud sous deux couvertures alors que la pluie s’abat sur la toiture de pierre de mon abri, je savoure mon lait chaud avant de me reposer. Mais cette innocence ne durera pas infiniment.

Alors assoupi et pris d’un nouvel accès de fièvre, je suis soudain réveillé par les cris hystériques d’une femme à quelques pas d’ici. Ne comprenant pas vraiment le Népalais, je me dis qu’elle doit être en train de se crêper le chignon avec quelqu’un ou de réprimander son enfant. Mais les cris persistent durant ce qui me parait une éternité. Je décide donc de me lever et de voir ce qu’il se passe malgré mon état. A peine hors du lit je me sens parcouru de frissons. C’est donc tremblant que je me dirige vers l’attroupement qui a lieu à quelques maisons de là. Des enfants sont en pleurs, d’autres courent dans tous les sens me prenant par la main pour m’emmener voir ce qu’il se passe. Les pires idées me viennent alors en tête. A-t-elle perdu la raison? Un enfant a-t-il fait une chute mortelle? …

Au loin, derrière les collines, le ciel rugit. Les premières gouttes de pluie commencent à tomber, éparses, et la lumière se fait de plus en plus rare. Au sein du regroupement de villageois, je retrouve Sujan. « Une de mes tantes s’est suicidée » m’annonce-t-il, « Je crois que tu la connais, elle était parmi nous lors de la fête ». Je suis sous le choc. Il y a quelques instants seulement cette personne était là, parmi nous, mais désormais elle n’est plus. Sur le parvis de la maison gît à même le sol son mari, abattu, et les lamentations de ses filles s’ajoutent à la tristesse ambiante. Les villageois sont obligés de retenir l’une d’entre elles afin d’éviter qu’elle ne se blesse, étant dans un état d’hystérie avancé ne lui permettant plus de contrôler son corps, comme en transe. « On va appeler la police. On n’a pas le droit de déplacer le corps avant qu’ils ne soient là » m’explique Sujan. 

Durant la nuit, après que les policiers soient venus faire leur déclaration, le corps de la défunte est transporté vers l’hôpital de Beni, la ville la plus proche. A la lueur des bougies et des lampes torches, une poignée d’hommes emprunte alors le même chemin abrupt que nous avons grimpé pour arriver au village. Ce n’est que le lendemain aux aurores que je les rejoins, accompagné d’autres membres de la famille. L’ambiance à l’entrée de l’hôpital est morose. Les femmes sont regroupées d’un côté, assises à même le sol, elles forment un cercle solidaire où chacune tente de consoler l’autre. De l’autre côté, les hommes attendent dans un silence morbide le moment où l’on transportera le corps au bord de la rivière afin de l’incinérer. Quelques mots parviennent de temps en temps à rompre l’ambiance pesante mais l’attente se fait longue. 

Sur les murs entourant l’hôpital s’amassent de nombreux curieux ayant flairé la mort, attendant eux aussi le moment où le corps sortira de cette petite bâtisse de pierre. Est-ce de la compassion ou simplement de la curiosité? Je ne le saurais mais cela ne me surprend pas, au Népal le concept « vie privée » n’étant pas vraiment au goût du jour. Au bout de quelques heures, le moment arrive enfin où le brancard de bambou supportant la défunte sort à la vue de tous. Au devant, quelques hommes portant une banderole de tissu blanc ouvrent le cortège, suivis de près par le brancard et les proches. Le son émis par de gros coquillages utilisés comme d’incongrus instruments nous accompagne le long des rues et rythme nos pas. Un court arrêt le long d’une scierie permet à chacun de récupérer les morceaux de bois permettant la construction du bûcher funéraire et nous nous retrouvons rapidement le long de la rivière où les derniers adieux seront réalisés.

Une fois le bûcher en place, le corps y est déposé. On retire délicatement le tissu jaune le recouvrant, ne laissant qu’un linceul blanc masquant la nudité de ce dernier. Les membres de la famille viennent faire leurs derniers adieux à leur mère, leur soeur, leur tante, leur amie. Ils versent sur son corps et son visage un peu d’eau, un paquet de cigarettes est déposé à ses pieds et, une fois les adieux terminés, on allume le bûcher qui se consumera durant l’heure qui suit, la famille restant sur place tant que le corps n’a pas été totalement consumé. 

Peu avant que la cérémonie funéraire commence, Sujan m’avait dit « Tu sais, tu es sacrément chanceux de pouvoir vivre ça! » … « Hum! Je ne crois pas que chanceux soit le mot adéquat dans ce genre de situation » lui répondé-je, « Mais c’est une excellente opportunité de découvrir votre culture! ». Je n’avais alors pas encore conscience que j’allais par la suite assister à une toute autre cérémonie une fois la crémation terminée. En effet, durant les treize jours qui suivent, les enfants de la défunte doivent suivre un rituel spécifique de deuil, les proches les accompagnant dans leur démarche. Ainsi, s’il arrive que l’on touche malencontreusement un des enfants de la défunte durant ce rituel, ce(tte) dernier(e) ne touchera pas à son prochain repas.

Le fils de la défunte travaillant à l’étranger, c’est donc au frère de celle-ci de prendre son rôle. Durant les treize jours qui suivent, il ne sera vêtu que d’un mince tissu blanc recouvrant sa tête et ses parties intimes. Tout d’abord, il doit se faire raser le crâne (ainsi que le mari de la défunte). S’ensuit tout un processus où il verse de l’eau par dessus lui avant de préparer un tas de terre et d’excréments animaux sur lequel quelques grains de riz et un bâton d’encens sont dispersés. Commence alors la préparation du repas. Alors que ses proches conçoivent une assiette à l’aide d’une tige de feuille de bananier, il allume un feu et cuisine son riz avec quelques morceaux de gingembre. Il ingère ensuite son repas alors que de l’autre côté de l’abri on discute et on plaisante, ce qui ne manque pas de le faire rire et de se joindre de temps à autres à la conversation.

Une fois le rituel terminé, il est temps de rentrer au village où les proches se relaient de jour comme de nuit afin de tenir compagnie au veuf en jouant aux cartes et en fumant quelques cigarettes. Seul derrière le tapis délimitant le lieu où la défunte a été retrouvée, assis sur un lit de paille, recouvert de son habit rituel et d’une couverture, le frère observe. Il est interdit à quiconque autre que lui de franchir cette zone. Le même genre de rituel se déroule dans la maison d’à côté où vivent les filles de la défunte, entre femmes.

Pendant ce temps là, la vie continue à Mallaj et il est bientôt temps pour nous de rentrer à Katmandou. Je garde un excellent souvenir de ces moments passés avec ces hommes et ces femmes au sein d’une culture qui m’était totalement étrangère, et ce malgré les évènements tragiques. Ce n’est donc pas sans une larme à l’oeil que je quitte les lieux un matin frisquet, gâté par le spectacle des sommets lumineux des Himalayas. Ces hommes et ces femmes n’ont peut-être que peu de ressources pécuniaires mais l’amour et la solidarité que j’ai ressentis en ces lieux sont une richesse dont nous manquons drastiquement au sein de nos pays « civilisés » où l’argent et les biens matériels ont tendance à primer sur les relations humaines. 

Life continues in Mallaj and it is soon time for us to go back to Kathmandu. Even considering the tragic events that happened, I keep an excellent memory about these moments spent with those men and women living in a culture which I did not know anything about. A little bit sad, I then leave this place during a cold morning, delighted by the show of the shining Himalayan summits. These men and women might not be rich (in the western meaning of richness), but the love and solidarity I felt in this place are a richness we drastically miss in our « civilized » countries where money and physical goods prime over human relationships.


Les photos de la cérémonie funéraire ont été prises avec le consentement de la famille. En effet je ne souhaitais pas dans un premier temps photographier la cérémonie par respect pour la famille. Hors ces derniers ont insisté pour que je le fasse, d’où les photos manquantes du cortège.

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